vendredi 11 novembre 2011

Le triptyque d'une politique éducative refondée par Martine Boudet

Le triptyque d'une politique éducative refondée:
compétences-savoirs-cultures
Martine Boudet

Il s'agit dans cette contribution de faire le point des principes aptes à adapter la politique éducative à un contexte socio-culturel en mutation. Compétences, savoirs, cultures: quelle juste place attribuer à ces paramètres du système scolaire et universitaire, actuellement promus ou émergents? Et comment les articuler?

I-L'éducation aux compétences: au service de la démocratisation de l'Ecole et de l'individualisation des apprentissagesPour la démocratisation du système éducatif, il s'avère nécessaire, dès les premiers enseignements, de promouvoir les stratégies d'ordre psycho-pédagogique: l'objectif est d'apprendre à apprendre et de privilégier la méthodologie et l'individualisation des apprentissages. Une notion-clé dans cet ordre d'idées est celle de compétences, deuxième pilier du socle commun des apprentissages, aux côtés des savoirs. Au conservatisme élitiste et fondé sur l'exercice rigide du métier d'enseignant dans des filières cloisonnées, doit succéder une démarche valorisant entre autres l'acquisition de fondamentaux transversaux et interdisciplinaires, au service de tous les publics.
La libéralisation du système éducatif depuis mai 68 ainsi que la création des IUFM en 1990 se sont traduits par la légitimation des sciences de l'éducation et par la mise en oeuvre de certaines de leurs démarches: citons entre autres, à l'actif du courant représenté par Philippe Meirieu, la création des parcours diversifiés en collège et des TPE (Travaux personnels encadrés ) en lycée...Depuis une décennie, le projet néo-libéral de transformation de l'Ecole et de l'Université en entreprises[1] a changé les règles du jeu: l'instrumentalisation du concept de compétences, trop souvent au détriment des savoirs à enseigner, est à mettre au compte d'un pragmatisme et d'un minimalisme douteux. Autre exemple d'ambivalence, la recherche affichée des innovations au service de la compétitivité, la finalité de la création n'apparaissant quasiment plus dans les discours institutionnels ou des contre-pouvoirs comme alternative émancipatrice.
En France, cette dérive gestionnaire s'inscrit dans un champ idéologique traversé par une controverse ancienne, alimentée entre les courants des disciplinaires (auparavant appelés instructeurs) et des pédagogues ou éducateurs. Ce clivage a conduit fréquemment à adopter une posture unilatérale, valorisant respectivement les objets d'enseignement ou les méthodes d'apprentissage à adopter. Ce débat, qui a ressurgi à l'occasion des mobilisations enseignantes à l'encontre des réformes néo-libérales, se fonde en fait sur un paradigme daté et réduit à la problématique des relations entre classes et à la finalité de l'individualisation citoyenne. L'actualisation des données reste à établir, à partir d'une mise en situation géo-historique, celle-ci étant caractérisée par l'accès concomitant à la société de l'information et à la mondialisation.

II- Société de l'information et économie de la connaissance: quel statut pour les savoirs disciplinaires?
La promotion exponentielle des médias tout comme, avec cet outil, la spéculation marchande sur les biens immatériels que sont les savoirs conditionnent en profondeur le rapport des sociétés à l'éducation et à la formation. Si ces évolutions technologiques et économiques présentent des avantages incontestables en matière de rationalisation des patrimoines cognitifs et culturels, leurs effets secondaires peuvent être tout aussi destructeurs, en l'absence de pondération du système. En l'occurrence, à l'objectif déviant de compétences professionnalisantes directement utilisables par l'administration et le patronat, s'ajoute la production d'une culture de surface définie par une auto-éducation médiatisée, par un apport plus ou moins anarchique d'informations, en lieu et place de savoirs dûment archivés et organisés en tant que tels. Cette sous-instruction, telle qu'elle se profile, serait surtout réservée aux élèves du public et d'origine populaire, tandis que la partie libérale du système privé, qui prolifère, profitant des difficultés de l'Ecole, renforce de son côté les programmes disciplinaires les plus rentables.

Force est de constater en effet l'accroissement de la mise en concurrence des savoirs en fonction de leur degré de rentabilité, ce phénomène renforçant les déséquilibres interdisciplinaires enregistrés au cours des dernières décennies, en fait depuis l'après mai 68. Ainsi, la question programmatique s'avère une donnée incontournable du débat sur la légitimité des champs idéologiques et des modes de développement induits par le système éducatif. Quels objets d'apprentissage, quels contenus de recherche et d'enseignement valoriser pour un rééquilibrage démocratique, socio-culturel, écologique, géo-politique du pays? Comment échapper au déterminisme techno-scientiste, économiste, impérialiste ainsi qu'à la propension à l'hégémonie angliciste actuelle? Pour ne pas devenir des partenaires inféodés à l'oligarchie politico-financière qui tend à régir les affaires publiques, Ecole et Université ont la responsabilité de construire les alternatives émancipatrices aux dérives néo-libérales, sur le plan programmatique comme sur le plan structurel.
En amont et dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignants, le (re)modelage des enseignements est du ressort des didactiques (inter)disciplinaires: ces sciences de l'éducation actuellement marginalisées s'avèrent des éléments de médiation nécessaires entre disciplines académiques et psycho-pédagogie. Pour la pleine reconnaissance de leur statut, elles gagneraient à transposer les fondamentaux des sciences humaines et sociales (SHS) dont l'anthropologie culturelle, discipline également émergente. Si la psycho-pégagogie a la place qu'on lui connaît dans le système éducatif, parfois excessive (c'est la dérive de l'objectif unilatéral de «l'élève au centre des apprentissages», futur citoyen d'une République des seuls individus), dans des disciplines telles que les mathématiques ou le FLE-FLS (français langue étrangère-français langue seconde), la didactique bénéficie d'ores et déjà d'acquis conséquents. La riche expérience des IREM[2] (Instituts de recherche sur l'enseignement des mathématiques) serait à réinvestir dans d'autres champs, de même que des passerelles seraient à établir entre les didactiques du FLE-FLS et du FLM (français langue maternelle), pour la réhabilitation de cet autre enseignement fondamental.
Autre recours à l'égard d'une économie de la connaissance exclusive: la tenue d'Etats généraux interdisciplinaires qui fassent le bilan des parcours des champs disciplinaires depuis mai 68, préconisent les rééquilibrages programmatiques nécessaires et défendent le statut et l'existence des disciplines minoritaires, dont les disciplines artistiques et linguistiques.
C'est à ces conditions entre autres que pourra être alimentée la culture des humanités et de l'interprétation qu'Yves Citton appelle de ses voeux:
«En amont comme en aval de la production de connaissances ou de la transmission d'information qui obnublent aujourd'hui nos imaginaires, nous devons interpréter des expériences pour en tirer des données, et interpréter des discours pour en tirer du sens. (...)Or, c'est dans la culture des humanités que se forge et se régénère une bonne partie des ressources dont nous disposons collectivement pour interpréter activement et pour transformer intelligemment notre monde.(...)Le travail rétrospectif et réflexif fourni par les humanités est indispensable: lui seul permet de nous orienter dans le présent afin de mieux frayer les voies de l'avenir.»[3]
Contrepoids nécessaire à la société de l'information et à l'économie de la connaissance version néo-libérale, cette culture de l'interprétation dont le champ des LSHS est le dépositaire ouvre la voie d'une anthropologie et d'une épistémologie[4] nécessaires aux pratiques socio-éducatives et à une citoyenneté éclairée.

III- L'interculturel un paramètre fédérateur dans le cadre de la mondialisationPour remédier à la crise idéologique et morale, résultante de la crise systémique, le débat sur l'identité nationale, engagé sur une base nationaliste et discriminante à l'égard de l'immigration non -européenne s'est avéré un échec. Le problème reste entier, comme le montre l'exploitation dangereuse qu'en fait l'extrémisme populiste de même que l'extraversion de la jeunesse sous l'influx de la culture people, sous-culture atlantiste.
Quelles remédiations proposent les principaux courants alternatifs? Mis à part le dialogue interclassiste déjà cité, la vision d'ensemble reste généraliste et centralisée. Certes, l'idéal égalitaire sous-tend cette conception éducative qui échappe fort mal, ce faisant, à l'écueil de l'uniformisation. Ainsi, sont éludées des spécificités importantes du système national, forces vives qui ont légitimité à devenir des recours, dans une optique transformatrice[5]. Tel est le cas des établissements de banlieue ou de quartiers multi-ethniques: l'ethnocentrisme (ou approche assimilationniste) des enseignements préconisés contraste avec l'objectif de «diversité culturelle», pourtant préconisé par l'UNESCO, institutionnalisé en France suite aux mobilisations juvéniles de 2005 et mis en application par de nombreux entrepreneurs et médias (entre autres sous la forme des chartes de la diversité et des programmes subventionnés par l'ACSE, Agence nationale pour la cohésion nationale et l'égalité des chances).
Dans le même ordre d'idée, les initiatives créatrices manquent concernant l'égalité de traitement des carrières des femmes et des hommes. Ainsi que sur la promotion des langues-cultures des régions historiques et des DOM-TOM, défendues par les conseils régionaux depuis la loi de décentralisation de 1982...L'aliénation ou sentiment de dépossession culturelle est une cause aussi importante que les inégalités socio-professionnelles, de progression des risques psycho-sociaux (RPS) dans les établissements scolaires. Les incivilités et autres infractions sont souvent à interpréter comme des actes de résistance à une conception trop étroite, de type psycho-social, de la gestion des enjeux éducationnels. Face à la déferlante des marchés et des médias, seuls les patrimoines civilisationnels et culturels sont en capacité de sauvegarder et d'adapter les repères et valeurs constitutifs d'une société. De même que la démarche de laïcité ouverte, la pédagogie de l'interculturel présente par aileurs l'intérêt de réguler les violences internes aux communautés, notamment concernant le statut des femmes. Son application à l'Ecole concerne les différents domaines d'une éducation transversale à la citoyenneté: éducation à la parité et au développement durable, à une francophonie des peuples et de progrès, à une authentique coopération européenne et Nord-Sud ainsi qu'à la solidarité internationale …
En conclusion, le dialogue des cultures -sous ses différents aspects, ceux du genre, de l'origine, de la discipline, de la classe sociale..- s'avère une condition nécessaire de la dynamisation de la vie scolaire et universitaire, d'une meilleure déclinaison dans le système éducatif de «l'unité dans la diversité». Ainsi, pourra se reconstituer une culture commune, fruit d'une identité nationale plurielle, et en écho au concert mondialisé des nations et nationalités.

Pour remédier au décrochage inquiétant de l'Education nationale et de l'Université ainsi qu'à la désocialisation correspondante de nombreux jeunes, le triptyque compétences-savoirs-cultures semble en résumé le trio gagnant d'une politique éducative refondée. Par la mise en système et l'articulation de ces paramètres, il est possible de réduire la gestion utilitariste du capital humain. Et de réhabiliter la citoyenneté dans ses diverses composantes, au service d'un développement plus équilibré et d'une authentique politique de civilisation[6].

[1] P. Clément, G. Dreux, C Laval, F. Vergne, La nouvelle école capitaliste La Découverte, 2011
[2] www.univ-irem.fr

[3] Yves Citton, L'avenir des humanités -économie de la connaissance ou culture de l'interprétation? -(La Découverte, p. 8-177-178
[4] Voir les travaux de Gaston Bachelard, précurseur de l'épistémologie moderne
[5] Alain Touraine, Un nouveau paradigme (pour comprendre le monde d'aujourd'hui) (Fayard, 2005) Penser autrement (Fayard, 2007)
[6] Edgar Morin, Pour une politique de civilisation (Diffusion Seuil, 2008)

Aucun commentaire: