dimanche 3 avril 2011

Edgar Morin le philosophe de la complexité

EDGAR MORIN LE PHILOSOPHE DE LA COMPLEXITE
Martine BOUDET


Ce panorama bio-bibliographique porte sur les lignes de force qui traversent tant la vie que l'oeuvre d'Edgar Morin. Comme lui-même l'a écrit et dit, ce n'est pas une carrière qu'il a menée mais une existence qu'il a conduite, ses publications étant souvent la résultante d'expériences personnelles ou de confrontations avec l'époque et la société.

E. Morin est né en 1921 et est d'origine juive sépharade. Sa famille a émigré de la ville grecque de Thessalonique pour s'installer à Paris, dans le quartier populaire de Ménilmontant. Son nom d'origine est Nahoum, il a consacré à sa famille un très beau livre Vidal et les siens , écrit en 1989. Si sa patrie est la France, sa matrie est la méditerranée; il se définit comme un judéo-gentil, c'est-à-dire descendant des Juifs modernes qui ont été formés par la culture humaniste européenne, celle du monde des Gentils ou non Hébreux (le terme hébreu étant « goy ») . Il se décrit aussi comme un « post-marrane » à l'instar de ces descendants des juifs d'Espagne « conversos » qui ont été forcés de se convertir au christianisme à la fin du 15e siècle, comme Montaigne, Cervantés ou Spinoza et dont beaucoup avaient émigré à Thessalonique. L'expérience des drames de la marginalisation vécus par la diaspora au cours de son histoire est à la base de son refus de la violence et des discours polémiques. Comme Montaigne dont il se sent proche, il revendique une citoyenneté tolérante et élargie aux dimensions du monde connu: « Un honnête homme est un homme mêlé ».

En 2006, il interroge à nouveau l'identité d'origine qui est la sienne, dans le livre Le monde moderne et la question juive. Cela suite à un procès en diffamation raciale qu'il gagna finalement: il défendait dans un article collectif publié dans Le Monde la thèse selon laquelle Israël, né de la Shoah, ne devait pas reproduire des logiques de domination inhumaines à l'encontre d'un autre peuple, en l'occurrence le peuple palestinien. Selon E. Morin, le refus de l'antisémitisme ne doit pas conduire à la démission à l'égard des crimes du sionisme. Le refus des amalgames mystificateurs est, comme on le verra plus loin, l'un des traits constitutifs de sa réflexion.

La mort tragique de sa mère Luna d'une crise cardiaque alors qu'il avait neuf ans le fait entrer de plein pied dans les mystères métaphysiques et les drames affectifs: en effet, l'enfant lui-même n'était pas destiné à vivre, sa mère étant déjà gravement malade à l'époque de sa naissance. Il appelle son « Hiroshima intérieur » ce drame initial et fondateur; ce fut l' objet d'un questionnement sur la prégnance des lignes de faille essentielles qui jalonnent le parcours des humains. « Vivre de mort, mourir de vie », cette formule d'Héraclite l'accompagne. Il y consacra en 1951 un livre L'homme et la mort, premier essai anthropologique qui mêle différentes disciplines des sciences de la vie et de l'homme.

Ses origines populaires expliquent sa polarisation de gauche, son attachement aux phénomènes sociaux aptes à traduire la vitalité des collectifs et leur capacité évolutive. Ses écrits n'ont pas vocation à conserver les éléments du patrimoine philosophique ni à dialoguer avec les auteurs du passé, ils traduisent une modernité en mouvement, celle des mass-medias par exemple.

Il est entré en résistance en 1942 à l'âge de 21 ans et y prit un nom d'emprunt qui lui restera: au départ c'était le nom d'un personnage de Malraux dans l'Espoir, Manin, qui sera transformé par ses compagnons de lutte en Morin. Ce sera pour lui l'occasion de vivre à Toulouse et surtout à Lyon un compagnonnage qui l'initie à la vie d'adulte: il y rencontre Violette Chapellaubeau qui sera sa première femme, y partage les débats à la fois tourmentés et créatifs sur le choc des idéologies qui conduisit à la 2e guerre mondiale: impérialisme/colonialisme, communisme, fascisme européen et nazisme..Il adhère au parti communiste et participe activement au communisme de guerre, cotoyant des intellectuels tels le futur sociologue Georges Friedmann, les écrivains Marguerite Duras, Albert Camus, Roger Vailland. .Il défile avec Marguerite Duras et d'autres sur les Champs Elysées le jour de la libération de Paris, cette « capitale de la douleur » comme la dénommait Paul Eluard. Il a conservé de cette époque le sens de l'épopée humaine, d'une poésie de l'existence éloignée des mesquineries de la vie sociale.

L'après-libération a été une période de désenchantement car il devait composer tant avec le stalinisme triomphant qu'avec les règlements de compte et les calculs carriéristes d'une France bourgeoise en voie de recomposition. Il part alors en Allemagne, se mettant au service du gouvernement militaire de la zone française à Baden-Baden et écrit ce qui est finalement son premier livre, L'an zéro de l'Allemagne. Première expérience de mise à distance des stéréotypes culturels en cours, ceux du « sale boche» en l'occurrence: la différence qu'il établit entre le régime nazi et le peuple allemand était un fait rare à l'époque. Il est vrai que par chance, E. Morin n'eut pas trop à souffrir des atrocités de la guerre.

De retour à Paris, il renonce à passer des concours et à briguer une carrière d'universitaire qui pouvait lui être octroyée facilement, grâce à ses faits d'armes. Il refuse de même d'entrer au Conseil national des écrivains sous l'égide du PCF et de courtiser Aragon. En revanche, il fréquente le cercle de la rue saint Benoît où habitent Marguerite Duras et Robert Antelme, son mari. Grâce aux recommandations des philosophes Jankélévitch et Merleau-Ponty, il entre au CNRS en 1950. Cette institution a été pour lui un havre de paix, un lieu de retraite où élaborer une réflexion autodidacte et relativement indépendante des institutions et des appareils. C'est à cette époque qu'il est exclu du PCF, ne pouvant taire ses critiques à l'encontre du système totalitaire et concentrationnaire soviétique. Il fait le bilan de cette expérience dans le livre Autocritique, publié en 1959. Avec Claude Lefort, il est l'un des premiers intellectuels à avoir discerné la mystification stalinienne et attiré l'attention sur ses conséquences géo-politiques.

Deuxième ligne de front, à l'égard du colonialisme français qui sévissait en Algérie: Robert Antelme et lui fondent en 1955 le Comité des intellectuels contre la guerre en Algérie qui réunit des signatures prestigieuses, celles de François Mauriac, Roger Martin du Gard, André Breton, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty et Claude Lefort. Dans ce cas, la démarcation s'opère entre la défense du peuple algérien, de son aspiration à l'indépendance et la critique des méthodes du FLN. Il défend la voie démocratique représentée par Messali Hadj, subissant les foudres et de l'impérialisme français et du FLN.

Dans ces différents contextes troublés, Morin renforce sa personnalité qui est celle d'un marginal à contre-courant, qui résiste aux conformismes idéologiques. Il est conforté dans cette ligne de conduite par la fréquentation de nombreux cercles d'intellectuels engagés. Avec Roland Barthes, il fonde en 1956 la revue Arguments qui sera un laboratoire de l'hétérodoxie, par référence aux travaux de Heidegger, de Lucaczs et de l'école de Francfort, représentée par Adorno et Marcuse. En 1960, il présente avec l'ethnologue Jean Rouch au festival de Cannes un film Chronique d'un été, qui constitue un premier document sociologique, sur les conditions des Parisiens du peuple. En 1957, il écrit Stars qui analyse cette fois-ci les éléments du star-system en voie de constitution. En 1962, c'est l'émergence d'une culture juvénile, celle des teenagers et du yé-yé, issue du baby-boom de l'après-guerre qui l'interpelle, un livre L'esprit du temps est publié à ce propos en 1962 et un article Salut les copains dans Le Monde en 1963. Dans La Commune en France ( 1967), le propos est ethno-culturel, il s'agit de décrire la déculturation à l'oeuvre dans une communauté bretonne, de la perte progressive des repères traditionnels d'ordre symbolique et cosmologique sous le rouleau compresseur d'un Etat technocratique et centralisateur. C'est à la condition féminine qu'il s'intéresse dans un chapitre du livre collectif La femme majeure (1973), préconisant l'émancipation des femmes par leur affirmation non seulement socio-économique mais aussi culturelle et par le dialogue des cultures de genre.

Dans le champ sociologique, il se différencie d'un Barthes qui envisage plutôt l'aspect négatif des évolutions (voir ses Mythologies qui paraissent à la même époque) et de Pierre Bourdieu qui se rallie au courant structuraliste et systémique. Ce dernier (ainsi que Jean-Claude Passeron) reproche à Morin l'empirisme de sa méthode sociologique, qui collerait de de manière trop empathique au fait de société représenté. Morin de son côté s'est démarqué du structuralisme qui, dans ses conceptions extrêmes, niaient la réalité du sujet en histoire et en littérature, au profit de formes abstraites et désincarnées (voir les écrits de Robbe-Grillet, d'Althusser, de Foucault, peut-être même de Levi-Strauss). Il veut faire reconnaître la créativité mythologique de la culture populaire médiatisée, à la différence de l'école de Francfort pour laquelle seule la culture élitaire est émancipatrice. Toujours dans l'objectif de cette sociologie du présent et du sujet en construction, il écrit Mai 68, la Brêche suivi de Vingt ans après co-écrit avec Castoriadis et Claude Lefort, animateurs du Centre de recherche et d'études sociales et politiques (CRESP). Il y fait la critique du dogmatisme marxiste-léniniste des Sorbonnards qui a emprisonné l'esprit de mai 68 dans des catégories conceptuelles, de type socio-politique et économique, limitées.

C'est auprès du groupe des dix (1969-1976) formé par le médecin Jacques Robin qu'il se lance dans l'aventure de la Méthode. C'est l'époque où il découvre la Californie et l'expérience hyppie, sorte de révolution sauvage, de quête paradisiaque qui s'inscrit dans un contexte planétaire et pluriculturel. Influences asiatiques, hindouistes et chamaniques, bouddhisme zen, révolution sexuelle, transformations technologiques et informatiques...sont les éléments d'une alchimie où régénérer son être et sa pensée. Il publie un Journal de Californie en 1970, où il est conscient cependant des limites et des possibilités d'échec de cette expérience, au coeur de la citadelle impérialiste. Autre démarche de vigilance face aux possibles illusions.

Avec La Méthode, cette oeuvre colossale en six volumes qui s'étend de 1977 à 2006, Morin s'est attaqué à une véritable reconfiguration du savoir humain. Il s'agit d'une entreprise à la fois épistémologique et cosmo-anthropologique qui préconise une méthodologie d'étude des faits objectifs et subjectifs. Il se distancie de la dialectique hégélienne dans le sens où il ne croit pas que l'humain puisse accéder à la vérité du Tout: la totalité est toujours inachevée, morcelée, fragmentée. Son orientation porte plutôt sur la reliance, c'est-à-dire tout ce qui met les phénomènes en relation. Le schéma ternaire bien connu de la résolution de la contradiction par l'émergence d'une synthèse supérieure ne lui semble pas faux en soi mais ne peut pas permettre d'interpréter l'ensemble des situations à traiter.

La méthode identifie trois principes:

- le principe dialogique qui unit deux notions ou faits antagoniques, qui sont indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité. Par exemple, civilisation et barbarie cohabitent dans l'histoire ambivalente du continent européen (un livre a été écrit à ce propos en 2005, Culture et barbarie européenne).

-le principe hologrammique: la partie est dans le tout tout comme le tout est dans la partie ce que montre la génétique par exemple, le patrimoine génétique étant contenu dans chaque cellule. Pascal parlait de l'analogie existant entre les deux infinis, macrocosme et microcosme.

-le principe de récursion organisationnelle qui correspond quant à lui à la relation de cause à effet, cette relation pouvant être inversée, les effets devenant des causes à leur tour de ce qui les produit.

Autre volet disciplinaire de son oeuvre, la question écologique. Bien avant d'autres et dans le prolongement de son expérience californienne, il rédige dans le cadre du club de Rome en 1972 L'an I de l'ère écologique. C'est en fait une spéculation cosmologique sur l'avenir des terriens que nous sommes.

La politique de civilisation, co-écrit avec Samir Naïm en 1997 met l'accent sur la nécessité de dépasser les paramètres dominants du capital, de la technoscience et de la technocratie d'Etat, pour redonner à l'humain ses chances de régénération. La société civile et ses armes théoriques qui sont entre autres celles des sciences humaines et sociales doit être sollicitée pour la professionnalisation des expériences alternatives et la création de nouveaux métiers, dans le champ de l'économie sociale et solidaire, des médiations sociales et interculturelles, de l'agriculture biologique.. .

En ce qui concerne l'éducation, Relier les connaissances ouvrage collectif commandé par le ministre du gouvernement de la gauche plurielle Claude Allègre en 1999 et Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur (commandé par l'UNESCO) s'inscrivent dans la perspective d'une mise en situation des savoirs et d'un dialogue interdisciplinaire et au-delà transdisciplinaire, devenu nécessaire à l'heure de l'hyper-spécialisation des disciplines et du capitalisme cognitif, appelé par euphémisme « économie de la connaissance ». E. Morin présida le Conseil scientifique de la consultation « Quels savoirs enseigner dans les lycées » mais fut déçu de l'issue de cette démarche qui n'aboutit selon lui qu'à une « réformette ».

Dans ce même esprit de reliance, le discours prononcé à Sarajevo en pleine guerre civile yougoslave s'inscrit dans le droit fil du printemps des peuples européens qui combattirent les citadelles impériales au 19e siècle; c'est un appel au respect des nationalités et à leur entente cordiale, par delà les contradictions culturelles et les vicissitudes de l'histoire post-communiste.

D'une manière générale, la réflexion d'E. Morin rebondit au rythme des évolutions socio-culturelles et progressivement planétaires, se faisant l'écho des aspirations émergentes, contribuant à en faire reconnaître le bien-fondé et à leur donner une légitimité philosophique.


Pour conclure, quelles sont les lignes directrices de ce parcours?

- le refus des carcans et des clivages idéologiques, manifestés sous les formes des dogmatismes , des sectarismes et le culte permanent de l'hérétérodoxie, d'une pensée aux marges de la société

- la gestion des contradictions inhérentes au réel par l'appréhension de sa complexité et la mise en pratique d'un dialogisme transdisciplinaire. A ce propos, il est l'un des membres fondateurs, avec le spécialiste de la physique quantique Basarab Nicolescu, l'anthropologue Gilbert Durand et le philosophe Michel Cazenave du CIRET, Centre international de recherches et d'études transdisciplinaires (fondé en 1987).

A tous ces titres, E .Morin est un héritier de l'universalisme à la française, dont la quête d'émancipation, distanciée des formalismes techniciens et au carrefour entre mythes, cultures et idéologies, a trouvé un écho favorable tout particulièrement dans les mondes méditerranéen dont il est issu et latino-américain.

Certains analystes voient dans cette oeuvre une orientation messianique, assez caractéristique de la culture hébraïque: dans cet ordre d'idées, l'un des maîtres -mots en serait celui de métamorphose, cette forme de révolution intérieure et syncrétique, assimilable à la transformation de la chrysalide. Avec les révolutions du monde arabe et les catastrophes écologiques endurées par le peuple japonais, l'actualité donne raison à Edgar Morin, témoignant de la radicalité et de la profondeur de ces processus d'émergence de l'altérité, inscrite au coeur même du quotidien.


Référence de lecture Edgar Morin, Le philosophie indiscipliné (Le Monde, hors série, 2010)

La voie (Edgar Morin)

Compte-rendu du dernier ouvrage d’Edgar Morin « La Voie »

samedi 19 janvier 2011 devant le Séminaire interdisciplinaire de Toulouse-Rangueil

par Henri CALLAT


J’ai eu beaucoup de chance ! Il y a 30 ans, quelques années après la publication du premier tome de « La Méthode » en 1977, « La Nature de la Nature », j’ai rencontré Edgar Morin . Depuis je ne l’ai plus intellectuellement quitté absolument persuadé d’avoir rencontré le Descartes du XXe siècle !

Que se proposait en effet Edgar Morin dès la publication de ce premier tome de « La Méthode » ? Rien de moins qu’une transformation radicale de notre Théorie de la Connaissance » ! A l’heure où la plupart s’apprêtent à « prendre la retraite », lui, Edgar Morin, recommence sa vie : de 1977 (il a alors 57 ans) jusqu’en 2004, il publiera successivement 6 tomes d’une œuvre monumentale : « La Nature de la Nature » ( 1977), « La Vie de la Vie » (1980), « La Connaissance de la Connaissance »(1986), « Les Idées » (1991), « L’identité humaine » (2001) , « Ethique » (2004).

C’est l’essentiel de ces 6 volumes que son dernier ouvrage « La Voie » sous titré « Pour l’avenir de l’humanité », voudrait résumer. Tentative grandiose mais un peu difficile à bien comprendre pour ceux qui n’ont pas accompagné Edgar Morin tout au long de son itinéraire intellectuel .

En réalité c’est à une révolution conceptuelle et pas seulement culturelle que nous convie Edgar Morin dans tous ses livres, la première révolution –culturelle – ayant partout échoué pour la bonne raison que la seconde n’a jamais encore été réalisée !

Une expression traduit parfaitement cette situation : « Ce qui nous fait le plus défaut, écrit Edgar Morin, est non ce que nous ignorons, mais l’aptitude à penser ce que nous savons. » En langage philosophique classique cela s’appelle l’épistémologie, et partant toute notre philosophie !

L’ampleur du problème à exposer est telle que je ne l’aborderai que sous trois angles d’attaque, si l’on peut dire , et encore d’une façon tellement résumée que j’implore déjà de votre part l’indulgence la plus grande : je serai simple – peut-être simpliste – mais je pense être vrai relativement à la pensée profonde d’Edgar Morin.

J’aborderai successivement :

1) La révolution de notre théorie classique de la connaissance

2) La faillite de la pensée politique contemporaine qui n’en est que la conséquence

3) Les « voies » à faire émerger sur le chemin de « La Voie » nouvelle à inventer, donc de l’homme moderne à faire naître


1) La révolution de notre théorie classique de la connaissance

Elle est tout entière résumée dans le chapitre premier de la première partie du livre (p 145) sous les titres « Réforme de la pensée » et « La crise de la connaissance » ; elle est ensuite justifiée par les conséquences socio-culturelles qu’entraîne chaque jour en nous et autour de nous le fait qu’elle n’est pas encore réalisée ( chapitre premier de la quatrième partie, p 257).

Je ne saurai mieux faire que vous lire deux courts fragments caractéristiques de ces deux chapitres. Première référence, p 145 : « Notre système de connaissances , tel qu’il nous est inculqué, tel qu’il est engrammé dans les esprits, conduit à d’importantes méconnaissances. Notre mode de connaissance a sous-développé l’aptitude à contextualiser l’information et à l’intégrer dans un ensemble qui lui donne sens. Submergés la surabondance des informations, nous pouvons de plus en plus difficilement les contextualiser, les organiser, les comprendre. Le morcellement et la compartimentation de la connaissance en disciplines non communicantes rendent inaptes à percevoir et concevoir les problèmes fondamentaux et globaux. L’hyper-spécialisation brise le tissus complexe du réel, le primat du quantifiable occulte les réalités affectives des êtres humains. »

Je ferai seulement remarquer que derrière ce paragraphe essentiellement descriptif se cache toute une épistémologie – une connaissance de la connaissance analysée dans le tome 3 de « La Méthode » - qui prétend relativiser tout ce qui , jusqu’à ce jour, a utilisé ce terme ! Ce n’est pas une petite prétention et voilà pourquoi je ne peux pas faire l’économie d’un petit détour épistémologique si je veux bien situer Edgar Morin dans l’histoire de la pensée et bien faire apparaître toute son originalité de « philosophe indiscipliné », expression qui, privée de cette démarche, n’a aucun sens. « … pour penser la science aujourd’hui, écrit Jean-Marc Lévy-Leblond dans « La pierre de touche », il faut aussi pouvoir la raconter. »

Avec Edgar Morin il nous faut devenir capable de sortir de tout un univers mental ! Pour faire bref, ultra bref, je soulignerai deux relativisations capitales qui nous introduisent dans cet univers mental :

1) Le « principe de raison suffisante » de Leibniz

2) La philosophie transcendantale de Kant.

Pour ceux dont les souvenirs du Lycée se sont depuis longtemps estompés, je rappelle brièvement de quoi il s’agit .

- au-delà de Leibniz et de Kant

Le « principe de raison suffisante » de Leibniz s’énonce approximativement ainsi : « Rien n’arrive sans une cause, c’est à dire sans une raison qui rende raison a priori pourquoi une chose est existante plutôt que non existante. »

Remarquons que Pascal , à peu près à la même époque, se faisait de la causalité une idée beaucoup plus complexe ; témoin ce passage célèbre des « Pensées » : « … toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. »

Quant à la philosophie transcendantale de Kant elle est dominée par les deux grands principes suivants :

1) les formes a priori de l’intuition sensible (espace et temps)

2) les catégories de l’entendement ( causalité, substance, etc…).Ce qui ne veut pas dire que Kant et Leibniz soient à jeter aux orties…

Mais ce qui veut dire que ni les formes a priori de notre intuition sensible( espace et temps), ni les catégories a priori de l’entendement n’ont résisté aux coups de boutoir répétés de la science moderne à savoir la relativité et la physique quantique. J’oserai une métaphore : avecEdgar Morin nous avons atteint le « mur de Planck » de la philosophie qu’illustrent les 3 grands renoncements classiques qui suivent :

1) notre conception de l’objet

2) notre conception du vrai

3) notre conception de l’homme Les liens entre les choses l’emportent désormais sur ces « choses » elles-mêmes qui ont cessé d’être des « en soi », des « substances », des êtres » au sens classique du terme. Quant à notre conception du vrai elle n’est plus asymptotique : nous ne tendons plus linéairement et progressivement vers une vérité préstructurée dont il n’y aurait plus qu’à découvrir spéculativement la transcendance .

Wittgenstein a peut-être le mieux traduit cette conception dans la formule paradoxale célèbre : « Dis-moi comment tu cherches, je te dirai ce que tu cherches. »

De ce point de vue c’est une conception poétique de l’homme qui se substitue à la conception classique, kantienne de « sujet » avec toutes les connotations ontologiques et sémantiques de soumission et de domination qu’elle implique : sujet = sub jaceo ( je place dessous) . J’y reviendrai en fin d’exposé.


- un nouveau paradigme

Bref avec Edgar Morin c’est bien un nouveau paradigme du savoir qui nous est proposé, remarquablement illustré par l’un des fondateurs de la science moderne, Erwin Schrödinger : « La connaissance isolée qu’a obtenue un groupe de spécialistes dans un champ étroit n’a en elle-même aucune valeur d’aucune sorte. Elle n’a de valeur que dans le système théorique qui la réunit à tout le reste de la connaissance et seulement dans la mesure où elle contribue réellement, dans cette synthèse, à répondre à la question « Qui sommes-nous ? »

Ainsi avec Edgar Morin, via Schrödinger, la science moderne rejoint-elle l’éthique et ce n’est pas innocemment que le dernier tome de « La Méthode » porte « Ethique » comme titre !

Faute d’avoir encore compris cela, voici les conséquences socio-culturelles de l’ancien paradigme dans lequel nous nous enlisons toujours . Je cite le paragraphe évoqué plus haut : « Nous nous croyons civilisés alors que la barbarie s’empare intérieurement de nous dans l’égoïsme, l’envie, le ressentiment, le mépris, la colère, la haine. Nos vies sont dégradées et polluées par le niveau lamentable et souvent calamiteux des relations entre individus , sexes, classes, peuples. L’aveuglement sur soi et sur autrui est un phénomène quotidien. L’incompréhension non seulement du lointain mais aussi du prochain est générale. La possessivité et la jalousie rongent les couples et les familles : que d’enfers domestiques, de microcosmes d’enfers plus vastes dans le milieu du travail, l’entreprise, la vie sociale … »

Est-ce à dire que ce constat quasi effrayant qu’Edgar Morin fait de notre époque nous enferme à jamais dans la double barbarie de la pensée mutilée et de la société qui la traduit ? Et c’est ici qu’apparaît un paradoxe qui se précisera mieux dans la troisième partie de mon exposé et dont je résumerai en une seule phrase l’aspect salvateur . Edgar Morin écrit ( p 30 de « La Voie ») : « … pour la première fois dans l’histoire humaine, sont réunies les conditions d’un dépassement de cette histoire faite de guerres dont les puissances de mort se sont renforcées jusqu’à permettre désormais un suicide global de l’humanité ». Que faut-il faire alors pour dépasser et surmonter ce paradoxe ? Evidemment sortir de notre mode actuel de penser et de connaître , sortir d’un inconscient auprès duquel celui révélé par Freud n’est qu’une pâle introduction. Voilà pourquoi Edgar Morin redouble les titres de sa « Méthode » signalant par là la naissance d’une nouvelle épistémologie : « La Nature de la Nature », « La Vie de la Vie », « La Connaissance de la Connaissance » !


2)La faillite de la pensée politique et sa nécessaire régénération

C’est la page 46 qui nous l’expose sans complaisance : « … la pensée politique en est au degré zéro . Elle ignore les travaux sur le devenir des sociétés et sur le devenir du monde. « La marche du monde a cessé d’être pensée par la classe politique », dit l’économiste Jean-Luc Gréau. La classe politique se satisfait des rapports d’experts, des statistiques et des sondages. Elle n’a plus de pensée. Elle n’a plus de culture. Elle ne sait pas que Shakespeare la concerne. »

Et pourquoi en est-il ainsi aujourd’hui ?

Un peu plus haut dans la même page, Edgar Morin nous le dit très clairement : « L’action politique s’est toujours fondée implicitement ou explicitement sur une conception du monde, de l’homme, de la société, de l’histoire, c’est à dire sur une pensée. C’est ainsi qu’une politique réactionnaire a pu se fonder dur Bonald, Joseph de Maistre, Maurras, qu’une politique modérée a pu se fonder sur Tocqueville, que des politiques révolutionnaires ont pu se fonder sur Marx, Proudhon, Bakounine… »

Quelle est la pensée qu’exige aujourd’hui notre action politique ?

Une conception du monde, de l’homme, de la société, de l’histoire certes, mais élargie cette fois à l’échelle planétaire et enrichie de toutes les fantastiques découvertes scientifiques en tous domaines du siècle qui vient de finir !

Une métaphore chère à Edgar Morin décrit bien notre situation présente : notre vaisseau Terre ressemble à un quadrimoteur dont l’aile gauche porterait la science et la technique et l’aile droite l’économie et le profit, mais sans aucune régulation, sans aucun lien entre les quatre machines . Techno-science et Capitalisme mêlés sont en train de nous conduire à l’abîme !

On pourrait compléter ce tableau en ajoutant que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, toutes les « valeurs » qui, récemment encore, structuraient plus ou moins nos sociétés , qu’elles soient religieuses ou laïques, ont été absorbées par l’une d’entre elles, la valeur économique. D’aucuns parlent même de « capitalisme total » pour définir ce phénomène qui affecte à la fois nos sociétés dans leur objectivité économique, mais nos propres personnes dans leur subjectivité la plus profonde.

Tocqueville dans « La Démocratie en Amérique », parlait déjà de l’avènement d’une société qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter » !

Ce qui signifie que ce « degré zéro » de la pensée politique moderne n’est pas un néant : ce « trou noir » est en réalité comblé par une idéologie qui se présente habilement comme absence d’idéologie alors qu’elle envahit, qu’elle pénètre tout : l’idéologie du tout marchandisé, du tout instrumentalisé, du tout réduit à sa plus simple expression inhumaine , pour tout dire à une nouvelle barbarie.

Ce constat de la pensée politique mutilée s’inscrit parfaitement dans la logique de la pensée humaine elle-même mutilée et implique, pour en sortir, une révolution dans la théorie de la connaissance inséparable d’une profonde transformation de nos programmes d’enseignement et de notre Ecole, de notre éducation en général , problème que je posais au début de cet exposé et que je retrouve au seuil de sa troisième partie.


3) Les « voies » à faire émerger sur le chemin de « La Voie » nouvelle à inventer et de l’homme moderne à faire naître sur la terre comme au ciel

Antonio Machado a tout dit dans la formule célèbre : « » ( Toi qui marches, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant).

On aura compris qu’à travers la critique de la théorie de la connaissance et de l’absence de pensée de la politique contemporaine , c’est, en réalité, toute une conception de l’homme qui est en jeu. Le moment est venu de répondre à la question de Schrödinger : « Qui sommes-nous ? » Mais cela n’apparaît presque jamais dans les discours que nous entendons quotidiennement. « La classe politique , écrit Edgar Morin (p. 46), se satisfait des rapports d’experts, des statistiques et des sondages…Elle ne sait pas que Shakespeare la concerne. »

Tout se passe en effet comme si nous continuions à ignorer que, depuis moins d’un siècle, tout a changé dans les idées que nous nous faisions jusqu’alors du monde ( espace, temps, causalité, matière, esprit, …) .

Nous venons d’apprendre tout récemment que l’Univers a une histoire ( Einstein lui-même refusait de le croire jusqu’à la veille de sa mort) , et que nous faisons partie intégrante de cet univers dont l’âge approximatif, aux dernières nouvelles cosmiques, serait de quelques 13,7 milliards d’années !

D’aucuns se gaussent de telles références quand les préoccupations majeures de nos contemporains tournent autour du chômage, de la violence qui ne cesse d’augmenter, du pouvoir d’achat qui baisse, des services publics qui sont menacés, etc…,etc…

Vous feriez mieux de vous occuper de la Terre et de ses problèmes plutôt que du ciel ou de la théorie de la connaissance, entend-on bien souvent dire autour de nous. A quoi il est facile de répondre que les rapports du ciel et de la terre sont beaucoup plus intimes qu’on ne le croît communément.

Une petite histoire de la pensée humaine illustrée par quelques anecdotes le démontre amplement.

Il était une fois au tout début de l’histoire de la philosophie, il y a environ 26 siècles, un grand penseur du nom d’Anaximandre. Il habitait Samos, une petite île de la mer Egée sur laquelle régnait un tyran appelé Polycrate. Un jour Polycrate l’appelle pour s’enquérir de la nature du Soleil . C’est une pierre brûlante à peu près grosse comme le Péloponnèse , lui fut-il répondu. Le lendemain Anaximandre était banni . Comment en aurait-il était autrement puisque Polycrate tirait sa légitimité du dieu-soleil ? Si le Soleil n’est qu’une pierre, fut-elle brûlante, le tyran n’est plus rien !

La même mésaventure est arrivée à Galilée, 20 siècles plus tard exactement pour les mêmes raisons : ici c’est la marche du Soleil interrompue par Josué pour permettre aux Hébreux de gagner la bataille qui est en cause, ce Soleil que Galilée présentait comme un point fixe autour duquel tourne la Terre .

Et si nous prétendons aujourd’hui que l’univers a une histoire et que par conséquent l’homme n’a pas été créé une fois pour toutes mais n’est que le produit, la résultante de cette histoire, que deviennent la trop fameuse Nature humaine et les théories créationnistes qui la justifient ? On voit bien que c’est toute une métaphysique de l’identité qui s’effondre… et que la jonction du Ciel et de la Terre ainsi réalisée n’est pas sans poser quelques problèmes à la fois culturels, sociaux et … politiques !


-Qui sommes-nous ?

A partir de tout ce que nous savons de l’univers et de son histoire depuis moins d’un siècle, que répondre à la question de Schrödinger relayée par Edgar Morin dans toute son œuvre : « Qui sommes-nous ? » Qu’est-ce qu’un homme aujourd’hui ( un être humain au sens générique) ?

Un homme c’est « quelqu’un » ( je ne dis pas un « être » ou un « individu ») qui a cessé d’être un « sujet » avec tout ce que ce terme connote de soumission et d’aliénation et qui se définit essentiellement comme une « capacité », un « virtualité ». « Quelqu’un », pour reprendre l’expression de Sartre capable de « faire et en faisant se faire » !

La conception classique de l’homme débouche donc sur une conception poétique au sens étymologique le plus fort du terme : « poïen » en grec = faire, inventer, créer ! Se faire, s’inventer, se créer ! Nous pouvons répondre au moins théoriquement à l’interrogation de Heidegger : « Pourrons-nous un jour habiter poétiquement la Terre ? » C’est tout le problème posé par Edgar Morin dans l’expression « réforme de vie ». A la page 273 de son ouvrage nous pouvons lire : « Cette aspiration deviendra de plus en plus ample et profonde dans les sociétés technicisées, industrialisées, occidentalisées, surtout si elles sont ravagées par des crises et des désastres… La réforme de vie est indissociable d’une régénération éthique, elle-même indissociable d’une régénération du civisme, elle-même indissociable d’une régénération démocratique, elle-même indissociable d’une régénération des solidarités et de la responsabilité, tout cela étant inséparable d’un processus complexe , humain, social ,politique, historique, comportant une réforme de l’habitat, de la consommation, de l’éducation. La réforme de vie pourrait avoir une portée considérable sur tous les problèmes économiques et sociaux… »


-révolution et métamorphose

Toutes ces régénérations annoncées par Edgar Morin dans ce paragraphe portent un nom qui lui est cher, celui de « métamorphose » au sens le plus naturel et le plus scientifique du terme : métamorphose d’une chenille en papillon, d’un têtard en grenouille … d’une simple réforme en complexe révolution !

Car de ce point de vue, la révolution est plus que jamais à l’ordre du jour !

L’ancienne ne visait qu’à changer la société économique et politique , tout le reste devait suivre nécessairement . On sait ce qu’il en est advenu… La nouvelle, certes, reprend cette ambition, mais en lui ajoutant la nouvelle conception de l’homme impliquée dans les sciences et les connaissances contemporaines. Edgar Morin nous dit (p 32) que « la notion de métamorphose » est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la relie (paradoxalement) à la conservation de la vie, des cultures, du leg de pensées et de sagesses de l’humanité ». Et voilà pourquoi avant de parler de « La Voie », nouvelle sur laquelle l’humanité est appelée à s’engager, on parlera « des voies » multiples qui composeront demain cette « Voie ».

A partir du moment en effet où l’on conçoit la révolution comme un problème affectant toutes les dimensions de l’homme – sa subjectivité incluse – on doit la faire vivre déjà dans les actions qui la préparent et y conduisent. Clémenceau disait que la révolution est un bloc !


Autrement dit la fin poursuivie doit se trouver déjà dans les moyens utilisés . Politiquement cela porte un nom : c’est la démocratie ! Donc changer le monde implique d’un même mouvement de changer profondément cet homme qui veut changer le Monde . Castoriadis a bien vu le problème lorsque, parlant de Lénine, il le décrit ainsi :« Extra-lucide sur ses adversaires, mais aveugle sur lui-même » ! Est-ce à dire qu’il faille attendre que les hommes soient devenus parfaits pour commencer à changer le Monde ? Cette assertion relève du même paradigme dualiste que la croyance opposée dont nous venons de parler. Et c’est pour cela qu’au-delà de la pensée positiviste essentiellement structurée par les a priori leibnizo – kantiens évoqués en commençant, Edgar Morin invente ou, plus précisément, remet en honneur la pensée « dialogique » ou pensée « complexe » capable de s’auto-exprimer et de s’auto-construire en incluant au lieu d’exclure, en transformant au lieu de rejeter !

« Plus croît le péril, plus croît ce qui sauve », proclame Hölderlin.

« Mettre le mal au bien », dira plus tard Paul Eluard.

On aura compris qu’il s’agit d’en finir avec la vieille métaphysique du Bien et du Mal, du Beau et du Laid, de l’Esprit et de la Matière, etc… toutes démarches intellectuelles directement issues du paradigme dualiste et où les majuscules triomphent : je substantialise, j’ontologise, donc je sépare, donc je hiérarchise, donc je soumets, donc je domine, donc j’exclus … et voici l’Ancien Monde qui n’en finit plus de revenir et de se perpétuer . La Transcendance n‘en finit pas de surplomber éternellement l’immanence !

Aussi ne faut-il pas abandonner l’idée de révolution, mais il faut plutôt révolutionner cette idée !

La révolution n’est pas le « Grand Soir » auquel nous avons rêvé dans notre « jeunesse folle », mais plus exactement une succession de « petits soirs » ou de « petits matins » , nous dirions encore de « résistances » qui transforment en profondeur les sociétés et les hommes ensemble, qui les métamorphosent comme dit Edgar Morin. La page 34 de « La Voie » dit tout ce que j’essaie de dire depuis le début de cet exposé : ce sera ma conclusion . Elle porte comme titre « Le bouillonnement créatif » :

« Notre époque devrait être, comme le fut la Renaissance, et plus encore qu’elle, l’occasion d’une reproblématisation généralisée . Tout est à repenser. Tout est à commencer. Tout, en effet, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade de préliminaires modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Mais tout ce qui devrait être relié est dispersé, séparé, compartimenté. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Il s’agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier afin d’ouvrir une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la Voie nouvelle, laquelle décomposera la voie que nous suivons et nous dirigera vers l’encore invisible et inconcevable Métamorphose. Le salut a commencé par la base. »

Et la base c’est nous !


Henri CALLAT .

Penser le possible

Texte d'introduction à la deuxième séance

de l'université populaire de Carcassonne

Claude CARO


I PENSER LE POSSIBLE, LE VIRTUEL, LE « EN PUISSANCE », LE TRANSITOIRE,REALISER LES POTENTIALITES, à l’heure de la mondialisation impulsée par le capitalisme ainsi que de ce que les sciences contemporaines nous apprennent de nous et de notre monde.

« Il nous faut arriver à dissoudre cet énorme bloc du déterminisme métaphysique qui pèse sur la pensée scientifique » nous dit G Bachelard.

« Les hommes font l’histoire », « Les hommes font tout autant les circonstances que les circonstances font les hommes », nous dit Marx.

« Un autre monde est possible », clament les altermondialistes.

Certes, cette histoire, les hommes la font dans des conditions liées à la nécessité comme l’avaient compris Spinoza ou Hegel, mais, penser le possible, le virtuel, le « en puissance », le potentiel, le latent, les possibilités réelles, naturelles, historiques, générales, théoriques, formelles, abstraites, devenues, posées, abolies, c’est penser le possible en fonction d’une double référence :

- au réel, « qui n’est jamais ce qu’on pourrait croire, mais toujours ce qu’on aurait dû penser » G B

- à l’irréel, (à l’imaginaire, à l’utopie ? qui, à mon sens ont un statut particulier puisque, par certains côtés ils peuvent devenir porteurs moteurs d’un idéal constructif). Le possible n’est pas un réel. (Il lui manque quelque chose pour avoir la plénitude ontologique que présente la réalité). Il n’est pas non plus un irréel au sens du pur non être ou de l’impossible car son accession à l’être n’est pas exclue comme pour les êtres imaginaires.

Le possible a donc le statut intermédiaire d’une « médiété » entre l’être et le non être, d’un moment dans une transition, suspendu entre l’être et le non être, à équidistance de l’un et de l’autre. Aristote distingue deux aspects du possible :

- « l’être en puissance » qu’il oppose à « l’être en acte » qui réalise la plénitude de l’être

- « l’être contingent », indéterminé, qu’il oppose à l’être nécessaire.

Pour moi, si le possible a à voir avec la volonté, la volonté ne peut effectuer à soi seule, la ou les possibilités. La détermination des individus singuliers dans des situations concrètes et des rapports sociaux historiquement fondés, rend possible le dépassement de ces situations, pour peu qu’existe une claire compréhension des marges de manœuvre présentes dans les situations données, en tout cas dans les domaines qui relèvent essentiellement des actions humaines.

Pour Hegel, la possibilité indique quelque chose qui doit se réaliser et la « dynamis » d’Aristote est aussi « potentia », force et puissance. Mais, Hegel comme Marx, opposent cette possibilité réelle à la possibilité formelle. Pour Marx, le possible est un réel dont sort la réalité future, contenue « en germe » dans celui-ci. C’est cette possibilité réelle qui peut se dire « être en puissance ».

Par exemple : « la possibilité du travail » et « sa réalité effective ».

L’état de choses actuel : l’opposition entre le travail et la richesse.

Est-ce que le développement de la richesse (valeurs d’usage, biens de tous ordres), n’ouvre pas une possibilité de dépasser cette contradiction entre travail des uns et oisiveté des autres ? Cette possibilité historique qui se développe dans le temps, Hegel la nomme « devenue » ou « posée ».

Une possibilité abstraite de crise (ce qui est le cas permanent dans nos sociétés capitalistes) n’engendre pas une crise réelle, au sens où elle en serait la cause ! Le possible est donc à distinguer du probable, comme l’impossible est à distinguer de l’improbable.

Je m’attacherai à montrer que, penser le possible :

- c’est penser la liberté, la fin qu’elle réalise : le libre épanouissement, l’invention, la création, l’explosion des possibilités.

- C’est penser dans le même temps ce qui entrave la liberté humaine : les différentes aliénations étant le résultat de la propre activité, c’est dans la modification des conditions de cette activité que peut passer la possibilité concrète d’une libération universelle. Ce sont les « humains » qui, par leurs activités et leurs fins, créent indirectement les puissances qui les dominent comme si elles leurs étaient étrangères.

- C’est penser la subsomption formelle du travail au capital c'est-à-dire la production de sur travail.

- C’est penser la subsomption réelle, c'est-à-dire l’appropriation privée du sur travail et de la force productive du travail social par le Capital.

- C’est penser à partir du résultat historique du développement capitaliste, à savoir la soumission au capital, de plus en plus générale, des travailleurs manuels comme intellectuels, capital dont l’unique mobile est la recherche du taux de profit maximum, ce qui aliène économiquement de plus en plus les individus sociaux. Cette nécessité inhérente au système, se subordonne directement la substance de la vie des humains qu’ils soient salariés ou entrepreneurs. Toutes les autres formes d’aliénation dérivent de celle-là : la soumission à la loi du profit, à l’argent, au prêt à intérêt et au crédit. D’où la nécessité de distinguer ces deux formes de subordination sources de deux formes d’aliénation qui sont deux obstacles différents l’un de l’autre que le capital oppose à la libération réelle des individus producteurs :

- d’une part l’allongement de la durée du travail, (ce qui explique l’entêtement de N S)

- d’autre part l’intensification de l’exploitation du travail (productivité, cadences, nouvelles formes de division du travail), qui devrait rendre possible la diminution de cette durée. Au plan scientifique, penser le possible, c’est penser la complexité née du non équilibre, de la non linéarité qui rendent la matière « plus inventive ». Dans « La fin des certitudes », Ilya prigogine, observant que les humains sont eux-mêmes des systèmes transitoires, avait intériorisé le fait que les lois de la nature affirment à la fois l’être et le devenir. C’est, pense-t-il le rôle de la flèche du temps que d’assurer ce passage de l’être au devenir : seul un temps irréversible permet la créativité de la nature et engendre de nouveaux états de la matière. De cette réflexion théorique, Prigogine en est venu à une philosophie de la science formulée en termes probabilistes, à un monde fluctuant, bruyant, né de l’existence de particules instables, d’un univers évolutif en expansion et de structures dissipatives qui vont des ondes chimiques aux cellules cardiaques. « Loin de l’équilibre, on observe une très grande variété de situations et une succession de bifurcations qui donnent à la matière un aspect historique. La vision que l’on a aujourd’hui de la nature est celle d’une histoire, d’un roman. La nature comporte désormais une dimension narrative alors que la vision scientifique classique de cette même nature se fondait sur une certitude, un déterminisme. Il faut qu’il y ait des nouveautés, et un univers non déterministe permet la nouveauté. Et ces nouveautés, dans la théorie simplifiée que les scientifiques en ont, apparaissent aux bifurcations : ce sont des points singuliers où une branche se subdivise en plusieurs branches ou même en un nombre infini de branches. Et le choix de la branche qui sera suivi dépend de fluctuations ». Concernant la nature de certains systèmes instables, Prigogine explique qu’au niveau microscopique, on observe un mélange de déterminisme et de probabilités : au point de bifurcation, c'est-à-dire au moment où le système dynamique se comporte comme un tout, la prédiction du comportement global aurait un caractère probabiliste tandis qu’entre les points de bifurcation, quand le système est dans un état donné, le comportement serait régi par des lois déterministes. Ce régime mixte de déterminisme et de probabilités serait nécessaire pour élucider le comportement des systèmes complexes. Il aurait à voir avec « le mode de rationalité élargie ». Ce qui signifie que nous devons considérer l’incertain comme faisant partie de notre rationalité. Aujourd’hui, c’est le devenir et non pas l’être qui est essentiel du point de vue ontologique. Penser le possible, n’est ce pas aussi tirer toutes les conséquences des concepts scientifiques produits d’une manière transdisciplinaire, tout particulièrement ceux des systèmes complexes constitués par des systèmes dynamiques non linéaires, SDNL.

En effet cette théorie a pour objet de décrire les changements spatio-temporels dans l’état des systèmes, en fonction des causes de ces changements.

Pourquoi non linéaires ?

Parce qu’il n’existe pas de proportionnalité entre les causes des phénomènes et les effets qui les sous tendent et, en même temps de non additivité des causes sur ces effets. Dès que les interactions non linéaires existent dans un système dynamique, son comportement acquiert des propriétés nouvelles, parfois étranges, souvent non prédictibles et généralement contre intuitives et dérangeantes pour un entendement habitué à la linéarité. D’où l’impérieuse nécessité de penser ces situations nouvelles qui posent des problèmes logico-philosophiques nouveaux. Par situations nouvelles j’entends celles nées des découvertes scientifiques portant sur les théories du chaos, de la complexité, des SDNE, de la systémique, de la théorie des niveaux, des structures dissipatives, de l’émergence, de l’auto-organisation, des bifurcations, des fractales, des catastrophes.

Alors, de quelle culture logico-philosophique cette pensée du non linéaire, du possible, a-t-elle besoin ?

Lucien Sève, philosophe, nous livre ses éléments de réponses dans : « Emergence, complexité et dialectique » aux éditions Odile Jacob. Compte tenu de l’ampleur des ondes propagées par le caillou « du possible » sur la surface lisse du déterminisme philosophique, je vous proposerai que nous consacrions une séance entière à cette question.

Pour l’heure, voyons ce que nous dit L Sève, des pages 188 à 210, parce qu’elles concernent l’objet de notre réflexion actuelle :

- 1) déterminisme et singularité,

- 2) vers une science directement intégratrice,

- 3) l’intenable dichotomie de l’universel et du singulier,

- 4) questions ouvertes.

A propos de déterminisme et singularité : « or, du big-bang tel que nous le présente la théorie standard il ne suffit pas de dire qu’elle inaugure un développement historique de l’univers : il joue un rôle en tant qu’évènement singulier. Et cette irruption du singulier en un contexte scientifique aussi fondamental pousse à son comble une véritable révolution dans l’ordre de la connaissance rationnelle. Si les lois de la science classique peuvent se prévaloir dans leur champ de pertinence d’une validité universelle, toute application concrète d’une loi nécessite la définition de conditions initiales propres à chaque cas et, par là, parfaitement singulières. Voilà qui illustre bien l’inséparabilité réelle de l’universel et du singulier, assertion clef de la dialectique. Cette mention des conditions initiales évoque la problématique des processus non linéaires : ceux-ci, a la fois déterministes et imprédictibles ont à voir avec la dialectique de l’universel et du singulier ».

A propos d’une science dialectiquement intégrative : « La non linéarité, si elle appelle la culture dialectique pour l’interprétation logico-philosophique, nous impose, en retour d’interroger sur le fond ce paradoxe de la science du singulier, autrement dit du rapport entre la répétitivité et l’historicité dans l’appréhension scientifique du réel ».

A propos de l’intenable dichotomie de l’universel et du singulier : « L’explication de l’évènement singulier dans le registre de la contingence n’a rien à voir avec l’invocation du hasard, compris comme absence de causalité intelligible ». « Les sciences du non répétitif peuvent fonder leur savoir général sur du répétitif ». « Le fait de l’évolution est aussi solide que n’importe quel fait établi par la science ». « La notion de science doit être modifiée pour rendre compte de la vie ».

A propos des questions ouvertes :

ne faut-il pas, pour penser le possible, penser la science comme discipline de recherche dialectiquement intégrative, sachant conjoindre de manière appropriée, en chaque cas, légalité déterministe et causalité singulière aussi bien que démarche réductionniste et approche synthétique ?

Ne faut-il pas penser ensemble réductionnisme et émergence, déterminisme et imprédictibilité, universalité et singularité ?

Ne faut-il pas passer d’une vision hiérarchique à une vision solidaire des niveaux d’organisation du réel ? Car, aujourd’hui, à l’heure où la production industrielle ou la commercialisation de services rentables en quête de bons retours sur investissement, réclament la connaissance des réalité invariantes et des processus répétitifs, ne devons-nous pas nous interroger sur les logiques économiques ultrapuissantes qui tendent à modeler le champ des sciences dans le sens d’une discrimination drastique entre maîtrise profitable de l’universel et explication sans profit du singulier ?


II Penser le possible, c’est penser que le possible, le virtuel sont plus riches que le réel qui ne réalise qu’une partie du potentiel. L’approche scientifique qui découle de cette vision permet d’apporter une pluralité de solutions à un problème complexe.

C’est penser que la probabilité n’est pas une perte mais au contraire un gain.

C’est penser, avec Michel Serres que « le processus d’hominescence qui vient d’avoir lieu de notre propre fait, ne sait pas encore quel homme il va produire, magnifier ou assassiner », « que l’humain ne fait pas référence, que nous le construisons dans le temps par nos actes et nos pensées, collectifs ou individuels », et « que quittant son vieux statut de métaphore, l’auto humanisation entre en pratique ». « Cet évènement est porteur d’espoirs mêlés d’inquiétudes ». « Ces émergences portent craintes et tremblements. Cet évènement creuse un écart entre riches d’argent, de corps, de nourritures, d’espérances de vie, d’habitat, de démocratie libre et de science…et ceux privés de tous ces biens jusqu’à la souffrance permanente ». « Si tout projet substitue un but au hasard, si nous n’existons ni comme étants, ni comme êtres, mais comme des modes, nous habitons des demeures culturelles et naturelles, dans le carré des modalités où possible, impossible, nécessaire et contingent montent les quatre murs ». « Nous sommes passés du local au global sans aucune maîtrise conceptuelle ni pratique de ce dernier. Ce moment d’hominescence nous oblige à résoudre ce problème global. Même notre corps vit désormais sur le mode du possible : il est devenu un virtuel incarné. Les connaissances, issues des sciences contribuent à nous défaire de nombre de contraintes pesant sur nos corps. Ainsi s’ensuivent des mentalités neuves, une économie adaptée, des conduites socialesNotre corps est devenu instrument majeur d’acquisition de connaissances : il filtre la clarté, stocke mille logiciels de positions, de mouvements, d’intentions, de mimes et d’adaptations, de chiffrages et de décisions. Notre corps reçoit et comprend, oubli et retient, transmet et sait. Actif, il tranche. Inattendu, il invente. Tout ne passe pas par le cerveau : les sciences cognitives s’incarnent ». «Cela exige de nous un entraînement, de l’exercice, un emploi du temps soutenu. Notre responsabilité est engagée : les sciences et les techniques viennent de prendre l’humanisme au mot : voulez-vous faire l’homme ? »

Faire et savoir faire mettent la philosophie face à ses responsabilités : tout projet substitue un but au hasard.

Or, aujourd’hui, la globalisation transforme les objets dans le processus où action et connaissances croissent vers l’universel : le statut objectif du sujet collectif varie puisque, anciennement actif, il devient objet global passif subissant des contraintes en retour de ses propres actions comme le démontre Isabelle Stengers dans « La sorcellerie capitaliste ».

Le statut de l’objet-monde varie puisque, anciennement passif, le voici, à son tour, actif en retour. Nous devons penser ce nouvel objet qui dépasse de loin le statut des objets locaux puisqu’à certains égards nous devenons des objets de cela dont nous ne savons même pas s’il est vraiment un objet. Car, si nous traitons le monde comme un objet, nous nous condamnons à devenir à notre tour objets de cet objet.

Pour penser cette nouvelle situation, nous devons revenir au geste juridique d’origine : Cet objet nouveau émerge à la pensée par un nouveau contrat qui établit à la fois cet objet global nouveau (le monde) et le nouveau groupe global qui le pense (l’humanité), qui agit sur lui, dont les débats font apparaître, dont les actions le font réagir et dont les réactions conditionnent en retour la survie même du collectif qui le pense et agit sur lui.

Penser le possible, le virtuel, le « en puissance », dans les conditions actuelles, données, de la mondialisation impulsée par le modèle de développement capitaliste considérées comme des présuppositions, revient à considérer des humains et des situations concrètes. Il s’agit d’individus singuliers ayant des statuts sociaux singuliers, placés dans des conditions et ayant des moyens particuliers. L’action et les conditions sont toujours présentes. Cette nécessité contient la possibilité de son propre dépassement parce qu’il est impossible de dissocier les conditions matérielles (à la fois naturelles et sociales) de l’activité humaine et de la nature changeante de cette activité elle-même. Pas de déterminisme donc, mais nécessité pour penser le possible à faire advenir de tenir les deux bouts de la chaîne si l’on veut « changer le monde » :

- interpréter le monde

- unir ceux qui le produisent autour d’une perspective de dépassement des contraintes qui prenne sérieusement en compte celles-ci. « La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le processus de production immédiat de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées et conceptions intellectuelles qui en découlent. L’histoire et les religions elles-mêmes, si l’on fait abstraction de cette base elle-même manque de critérium ». C’est de la terre au ciel qu’il nous faut monter pour accéder au possible. Pas de déterminisme, pas plus de déterminisme philosophique que de déterminisme religieux ou populaire, mais bien mieux un causalisme enchevêtré, faisant appel à des causes efficientes, des conditions données dans l’expérience, prenant la forme de théorie des facteurs, y compris les facteurs que l’humain introduit en poursuivant ses propres fins.

« Grave est la nuit, Mais l’homme a disposé des signes fraternels… La lumière vint malgré les poignards », chante Pablo Neruda.

« La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part d’ombre », « elle n’est jamais immédiate et pleine », « les révélations du réel sont toujours récurrentes », « le réel n’est jamais ce qu’on aurait pu croire, mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser », précise Gaston Bachelard.

Penser le possible c’est chercher des traces de futurs, pas prévoir un quelconque futur prédéterminé, c’est œuvrer en marchant au cheminement qui conduit le chemin. Telle pourrait devenir une pensée de la transition plus efficiente pour des exercices citoyens en actes que nous devrions accomplir.

A Carcassonne le premier octobre. Caro Claude


III REALISER LES POTENTIALITES

« Les potentialités résident dans la joie des relations créatrices ». Peter Sloterdijk. « Il ne faut pas craindre de se donner l’impossible pour principe d’action ».

« Frontière et transgression se supposent mutuellement. Transgresser, c’est littéralement, passer de l’autre côté. Chacun d’entre nous, peut devenir un transgresseur ne serait-ce que parce qu’il rejette le rôle qui pourrait lui être imposé, et va à l’encontre des croyances établies, des critiques et des railleries. Cependant, l’autre côté n’est pas forcément comme on l’imaginait. Il va falloir le découvrir, le comprendre, l’apprivoiser. Il y faudra du courage et de l’intelligence », dit-on dans la revue Transitions.

Libérer une potentialité, c’est inviter l’inattendu à surgir et il faut savoir l’accueillir, ou mieux, apprendre à saisir le possible. Ce véritable acte de foi devrait nous animer à la façon dont A Jacquard nous dit, s’adressant aux enfants : « Tu es une merveille à construire ».

Mais comment comprendre cet « acte de foi » qui ouvre des perspectives là où il n’y en avait pas, libère des talents, à la lettre inconcevables, mobilise des énergies que nous ne voyions pas ? Si je veux que la foi de l’autre en moi m’ouvre des fenêtres – des fait naître – dirait Lacan, encore faut-il que j’aie foi en lui. La puissance de l’acte de foi, c’est de modifier le champ des possibles et des impossibles. Il crée un espace nouveau, plus large, où l’inattendu peut s’inviter. Il peut donner confiance.

Mais qu’est ce qui voile les potentialités ?

Le message de la crise peut nous aider :

Nous sommes devant une crise du système : on peut en évoquer les aspects économiques, financiers, politiques, écologiques ou sociaux, mais cette crise désigne l’ensemble des choses auxquelles nous croyons, l’ensemble de nos représentations du monde, de nous-mêmes et des autres. C’est notre système de vérité, ce qui faisait tenir ensemble nos différences, voire nos divergences. C’est ce système que nous devons accepter de réviser sous la contrainte d’une crise morale et psychologique de grande ampleur. Dans notre monde où tout se tient, nous n’avons pas encore été au bout de tous les effets de la crise globale qui affecte tous les aspects de notre vie.

Le désir de tous les peuples ou presque de vivre comme nous le montrons : (nous avons érigé en modèle une façon de vivre qui est devenu le repère et l’aspiration de milliards d’êtres humains), mais qui, généralisé à l’échelle de la planète n’est pas viable.

Or, le désir, c’est la distance et la suppression de cette distance ; nous avons entrepris de supprimer tous les écarts, et la machine à uniformiser progresse avec une violence impressionnante. Cet emballement de la machine à produire et à consommer trouve son moteur dans un système économique et financier qui a besoin de ces productions et consommations pour survivre à ses propres crises. A tel point que, dans un monde fini dans l’espace et dans le temps, dans un monde qui, sous l’effet de notre propre activité fait que les conditions de la vie de l’homme sur terre seront irrémédiablement gâchées.

Ce mur des nouvelles raretés nous révèle un deuxième élément de la crise : nous avons construit et généralisé un système qui ne vit que dans un monde de croissance infinie. Peu nombreux ont été et sont ceux qui se préoccupent de la justice. Trop nombreux sont ceux qui ne veulent pas voir cette injustice fondamentale et, par conséquent, consciemment ou pas, refusent l’élémentaire besoin de fraternité.

Majoritairement, nous avons abandonné notre intelligence au marché. Cette idéologie du tout marché s’est imposée à tous les domaines : biens matériels, santé, éducation, culture. Le marché s’occupe et occupe tout. Les dirigeants ne dirigent plus, les politiques se renoncent à eux-mêmes : il n’existerait plus de projet politique apte à échapper au marché. Alors, plus de frontières mais du libre échange étendu à tous les domaines, y compris les humains.

Avec la réduction de toutes les formes de diversité l’uniformatisation de la vie gagne tout les domaines de la vie et donc menace celle-ci.

Ce constat, nous pouvons le nuancer en étirant notre conscience du processus de mondialisation : nous assistons à un renversement du monde, dans un monde fini dans l’espace et le temps. De nouvelles guerres pour la ressource, l’espace, la terre, l’eau, l’énergie, les minerais, sont devant nous.

Conscients de tout cela, quels scénarios peut-on imaginer qui rendraient possible la refondation de liens communautaires et de collectivités humaines ?

La crise révèle que le marché ne permet pas aux sociétés humaines de fonctionner et que celles-ci doivent reconquérir leur autonomie par rapport à cette idéologie. Le rêve individualiste pose problème. La confusion entretenue entre l’individu et l’individualité débouche sous nos yeux sur une compétition de chacun contre tous, l’abandon du faible, le renforcement du fort. Nous devons nous défier de la passion de l’intérêt personnel.

Penser le possible s’inscrit dans la refondation du collectif ainsi que dans le réinvestissement de la diversité des sociétés humaines, celle des solutions, des modes de vie, des logiques, des formes économiques, des formes d’organisation. Les potentialités trouvent leur véritable puissance d’expression dès lors qu’elles peuvent accéder à la dimension systémique ? Ce sont les potentialités des parties qui, en se stimulant les unes les autres, se réalisent et donnent toute sa « force » au système tout entier. En ce sens le passage aux actes des personnes et des organisations peut rendre possible une re-évolution humaine. C’est à cet examen de conscience que je vous demande de vous livrer afin d’impossibiliser les dérives nées dans le système dont nous faisons partie pour nous ouvrir à des possibles que nous nous aurons découverts en nous et en société.

Revu Mercredi 13 Octobre, à Carcassonne.


Sachant que nous sommes tous préoccupés par la crise de la situation mondiale, nous pourrions consacrer les deux prochaines séances à :

- la mondialisation impulsée par le capitalisme contre la mondialisation humaine,

- la catastrophe à laquelle nous devons résister.