dimanche 3 avril 2011

La voie (Edgar Morin)

Compte-rendu du dernier ouvrage d’Edgar Morin « La Voie »

samedi 19 janvier 2011 devant le Séminaire interdisciplinaire de Toulouse-Rangueil

par Henri CALLAT


J’ai eu beaucoup de chance ! Il y a 30 ans, quelques années après la publication du premier tome de « La Méthode » en 1977, « La Nature de la Nature », j’ai rencontré Edgar Morin . Depuis je ne l’ai plus intellectuellement quitté absolument persuadé d’avoir rencontré le Descartes du XXe siècle !

Que se proposait en effet Edgar Morin dès la publication de ce premier tome de « La Méthode » ? Rien de moins qu’une transformation radicale de notre Théorie de la Connaissance » ! A l’heure où la plupart s’apprêtent à « prendre la retraite », lui, Edgar Morin, recommence sa vie : de 1977 (il a alors 57 ans) jusqu’en 2004, il publiera successivement 6 tomes d’une œuvre monumentale : « La Nature de la Nature » ( 1977), « La Vie de la Vie » (1980), « La Connaissance de la Connaissance »(1986), « Les Idées » (1991), « L’identité humaine » (2001) , « Ethique » (2004).

C’est l’essentiel de ces 6 volumes que son dernier ouvrage « La Voie » sous titré « Pour l’avenir de l’humanité », voudrait résumer. Tentative grandiose mais un peu difficile à bien comprendre pour ceux qui n’ont pas accompagné Edgar Morin tout au long de son itinéraire intellectuel .

En réalité c’est à une révolution conceptuelle et pas seulement culturelle que nous convie Edgar Morin dans tous ses livres, la première révolution –culturelle – ayant partout échoué pour la bonne raison que la seconde n’a jamais encore été réalisée !

Une expression traduit parfaitement cette situation : « Ce qui nous fait le plus défaut, écrit Edgar Morin, est non ce que nous ignorons, mais l’aptitude à penser ce que nous savons. » En langage philosophique classique cela s’appelle l’épistémologie, et partant toute notre philosophie !

L’ampleur du problème à exposer est telle que je ne l’aborderai que sous trois angles d’attaque, si l’on peut dire , et encore d’une façon tellement résumée que j’implore déjà de votre part l’indulgence la plus grande : je serai simple – peut-être simpliste – mais je pense être vrai relativement à la pensée profonde d’Edgar Morin.

J’aborderai successivement :

1) La révolution de notre théorie classique de la connaissance

2) La faillite de la pensée politique contemporaine qui n’en est que la conséquence

3) Les « voies » à faire émerger sur le chemin de « La Voie » nouvelle à inventer, donc de l’homme moderne à faire naître


1) La révolution de notre théorie classique de la connaissance

Elle est tout entière résumée dans le chapitre premier de la première partie du livre (p 145) sous les titres « Réforme de la pensée » et « La crise de la connaissance » ; elle est ensuite justifiée par les conséquences socio-culturelles qu’entraîne chaque jour en nous et autour de nous le fait qu’elle n’est pas encore réalisée ( chapitre premier de la quatrième partie, p 257).

Je ne saurai mieux faire que vous lire deux courts fragments caractéristiques de ces deux chapitres. Première référence, p 145 : « Notre système de connaissances , tel qu’il nous est inculqué, tel qu’il est engrammé dans les esprits, conduit à d’importantes méconnaissances. Notre mode de connaissance a sous-développé l’aptitude à contextualiser l’information et à l’intégrer dans un ensemble qui lui donne sens. Submergés la surabondance des informations, nous pouvons de plus en plus difficilement les contextualiser, les organiser, les comprendre. Le morcellement et la compartimentation de la connaissance en disciplines non communicantes rendent inaptes à percevoir et concevoir les problèmes fondamentaux et globaux. L’hyper-spécialisation brise le tissus complexe du réel, le primat du quantifiable occulte les réalités affectives des êtres humains. »

Je ferai seulement remarquer que derrière ce paragraphe essentiellement descriptif se cache toute une épistémologie – une connaissance de la connaissance analysée dans le tome 3 de « La Méthode » - qui prétend relativiser tout ce qui , jusqu’à ce jour, a utilisé ce terme ! Ce n’est pas une petite prétention et voilà pourquoi je ne peux pas faire l’économie d’un petit détour épistémologique si je veux bien situer Edgar Morin dans l’histoire de la pensée et bien faire apparaître toute son originalité de « philosophe indiscipliné », expression qui, privée de cette démarche, n’a aucun sens. « … pour penser la science aujourd’hui, écrit Jean-Marc Lévy-Leblond dans « La pierre de touche », il faut aussi pouvoir la raconter. »

Avec Edgar Morin il nous faut devenir capable de sortir de tout un univers mental ! Pour faire bref, ultra bref, je soulignerai deux relativisations capitales qui nous introduisent dans cet univers mental :

1) Le « principe de raison suffisante » de Leibniz

2) La philosophie transcendantale de Kant.

Pour ceux dont les souvenirs du Lycée se sont depuis longtemps estompés, je rappelle brièvement de quoi il s’agit .

- au-delà de Leibniz et de Kant

Le « principe de raison suffisante » de Leibniz s’énonce approximativement ainsi : « Rien n’arrive sans une cause, c’est à dire sans une raison qui rende raison a priori pourquoi une chose est existante plutôt que non existante. »

Remarquons que Pascal , à peu près à la même époque, se faisait de la causalité une idée beaucoup plus complexe ; témoin ce passage célèbre des « Pensées » : « … toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. »

Quant à la philosophie transcendantale de Kant elle est dominée par les deux grands principes suivants :

1) les formes a priori de l’intuition sensible (espace et temps)

2) les catégories de l’entendement ( causalité, substance, etc…).Ce qui ne veut pas dire que Kant et Leibniz soient à jeter aux orties…

Mais ce qui veut dire que ni les formes a priori de notre intuition sensible( espace et temps), ni les catégories a priori de l’entendement n’ont résisté aux coups de boutoir répétés de la science moderne à savoir la relativité et la physique quantique. J’oserai une métaphore : avecEdgar Morin nous avons atteint le « mur de Planck » de la philosophie qu’illustrent les 3 grands renoncements classiques qui suivent :

1) notre conception de l’objet

2) notre conception du vrai

3) notre conception de l’homme Les liens entre les choses l’emportent désormais sur ces « choses » elles-mêmes qui ont cessé d’être des « en soi », des « substances », des êtres » au sens classique du terme. Quant à notre conception du vrai elle n’est plus asymptotique : nous ne tendons plus linéairement et progressivement vers une vérité préstructurée dont il n’y aurait plus qu’à découvrir spéculativement la transcendance .

Wittgenstein a peut-être le mieux traduit cette conception dans la formule paradoxale célèbre : « Dis-moi comment tu cherches, je te dirai ce que tu cherches. »

De ce point de vue c’est une conception poétique de l’homme qui se substitue à la conception classique, kantienne de « sujet » avec toutes les connotations ontologiques et sémantiques de soumission et de domination qu’elle implique : sujet = sub jaceo ( je place dessous) . J’y reviendrai en fin d’exposé.


- un nouveau paradigme

Bref avec Edgar Morin c’est bien un nouveau paradigme du savoir qui nous est proposé, remarquablement illustré par l’un des fondateurs de la science moderne, Erwin Schrödinger : « La connaissance isolée qu’a obtenue un groupe de spécialistes dans un champ étroit n’a en elle-même aucune valeur d’aucune sorte. Elle n’a de valeur que dans le système théorique qui la réunit à tout le reste de la connaissance et seulement dans la mesure où elle contribue réellement, dans cette synthèse, à répondre à la question « Qui sommes-nous ? »

Ainsi avec Edgar Morin, via Schrödinger, la science moderne rejoint-elle l’éthique et ce n’est pas innocemment que le dernier tome de « La Méthode » porte « Ethique » comme titre !

Faute d’avoir encore compris cela, voici les conséquences socio-culturelles de l’ancien paradigme dans lequel nous nous enlisons toujours . Je cite le paragraphe évoqué plus haut : « Nous nous croyons civilisés alors que la barbarie s’empare intérieurement de nous dans l’égoïsme, l’envie, le ressentiment, le mépris, la colère, la haine. Nos vies sont dégradées et polluées par le niveau lamentable et souvent calamiteux des relations entre individus , sexes, classes, peuples. L’aveuglement sur soi et sur autrui est un phénomène quotidien. L’incompréhension non seulement du lointain mais aussi du prochain est générale. La possessivité et la jalousie rongent les couples et les familles : que d’enfers domestiques, de microcosmes d’enfers plus vastes dans le milieu du travail, l’entreprise, la vie sociale … »

Est-ce à dire que ce constat quasi effrayant qu’Edgar Morin fait de notre époque nous enferme à jamais dans la double barbarie de la pensée mutilée et de la société qui la traduit ? Et c’est ici qu’apparaît un paradoxe qui se précisera mieux dans la troisième partie de mon exposé et dont je résumerai en une seule phrase l’aspect salvateur . Edgar Morin écrit ( p 30 de « La Voie ») : « … pour la première fois dans l’histoire humaine, sont réunies les conditions d’un dépassement de cette histoire faite de guerres dont les puissances de mort se sont renforcées jusqu’à permettre désormais un suicide global de l’humanité ». Que faut-il faire alors pour dépasser et surmonter ce paradoxe ? Evidemment sortir de notre mode actuel de penser et de connaître , sortir d’un inconscient auprès duquel celui révélé par Freud n’est qu’une pâle introduction. Voilà pourquoi Edgar Morin redouble les titres de sa « Méthode » signalant par là la naissance d’une nouvelle épistémologie : « La Nature de la Nature », « La Vie de la Vie », « La Connaissance de la Connaissance » !


2)La faillite de la pensée politique et sa nécessaire régénération

C’est la page 46 qui nous l’expose sans complaisance : « … la pensée politique en est au degré zéro . Elle ignore les travaux sur le devenir des sociétés et sur le devenir du monde. « La marche du monde a cessé d’être pensée par la classe politique », dit l’économiste Jean-Luc Gréau. La classe politique se satisfait des rapports d’experts, des statistiques et des sondages. Elle n’a plus de pensée. Elle n’a plus de culture. Elle ne sait pas que Shakespeare la concerne. »

Et pourquoi en est-il ainsi aujourd’hui ?

Un peu plus haut dans la même page, Edgar Morin nous le dit très clairement : « L’action politique s’est toujours fondée implicitement ou explicitement sur une conception du monde, de l’homme, de la société, de l’histoire, c’est à dire sur une pensée. C’est ainsi qu’une politique réactionnaire a pu se fonder dur Bonald, Joseph de Maistre, Maurras, qu’une politique modérée a pu se fonder sur Tocqueville, que des politiques révolutionnaires ont pu se fonder sur Marx, Proudhon, Bakounine… »

Quelle est la pensée qu’exige aujourd’hui notre action politique ?

Une conception du monde, de l’homme, de la société, de l’histoire certes, mais élargie cette fois à l’échelle planétaire et enrichie de toutes les fantastiques découvertes scientifiques en tous domaines du siècle qui vient de finir !

Une métaphore chère à Edgar Morin décrit bien notre situation présente : notre vaisseau Terre ressemble à un quadrimoteur dont l’aile gauche porterait la science et la technique et l’aile droite l’économie et le profit, mais sans aucune régulation, sans aucun lien entre les quatre machines . Techno-science et Capitalisme mêlés sont en train de nous conduire à l’abîme !

On pourrait compléter ce tableau en ajoutant que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, toutes les « valeurs » qui, récemment encore, structuraient plus ou moins nos sociétés , qu’elles soient religieuses ou laïques, ont été absorbées par l’une d’entre elles, la valeur économique. D’aucuns parlent même de « capitalisme total » pour définir ce phénomène qui affecte à la fois nos sociétés dans leur objectivité économique, mais nos propres personnes dans leur subjectivité la plus profonde.

Tocqueville dans « La Démocratie en Amérique », parlait déjà de l’avènement d’une société qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter » !

Ce qui signifie que ce « degré zéro » de la pensée politique moderne n’est pas un néant : ce « trou noir » est en réalité comblé par une idéologie qui se présente habilement comme absence d’idéologie alors qu’elle envahit, qu’elle pénètre tout : l’idéologie du tout marchandisé, du tout instrumentalisé, du tout réduit à sa plus simple expression inhumaine , pour tout dire à une nouvelle barbarie.

Ce constat de la pensée politique mutilée s’inscrit parfaitement dans la logique de la pensée humaine elle-même mutilée et implique, pour en sortir, une révolution dans la théorie de la connaissance inséparable d’une profonde transformation de nos programmes d’enseignement et de notre Ecole, de notre éducation en général , problème que je posais au début de cet exposé et que je retrouve au seuil de sa troisième partie.


3) Les « voies » à faire émerger sur le chemin de « La Voie » nouvelle à inventer et de l’homme moderne à faire naître sur la terre comme au ciel

Antonio Machado a tout dit dans la formule célèbre : « » ( Toi qui marches, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant).

On aura compris qu’à travers la critique de la théorie de la connaissance et de l’absence de pensée de la politique contemporaine , c’est, en réalité, toute une conception de l’homme qui est en jeu. Le moment est venu de répondre à la question de Schrödinger : « Qui sommes-nous ? » Mais cela n’apparaît presque jamais dans les discours que nous entendons quotidiennement. « La classe politique , écrit Edgar Morin (p. 46), se satisfait des rapports d’experts, des statistiques et des sondages…Elle ne sait pas que Shakespeare la concerne. »

Tout se passe en effet comme si nous continuions à ignorer que, depuis moins d’un siècle, tout a changé dans les idées que nous nous faisions jusqu’alors du monde ( espace, temps, causalité, matière, esprit, …) .

Nous venons d’apprendre tout récemment que l’Univers a une histoire ( Einstein lui-même refusait de le croire jusqu’à la veille de sa mort) , et que nous faisons partie intégrante de cet univers dont l’âge approximatif, aux dernières nouvelles cosmiques, serait de quelques 13,7 milliards d’années !

D’aucuns se gaussent de telles références quand les préoccupations majeures de nos contemporains tournent autour du chômage, de la violence qui ne cesse d’augmenter, du pouvoir d’achat qui baisse, des services publics qui sont menacés, etc…,etc…

Vous feriez mieux de vous occuper de la Terre et de ses problèmes plutôt que du ciel ou de la théorie de la connaissance, entend-on bien souvent dire autour de nous. A quoi il est facile de répondre que les rapports du ciel et de la terre sont beaucoup plus intimes qu’on ne le croît communément.

Une petite histoire de la pensée humaine illustrée par quelques anecdotes le démontre amplement.

Il était une fois au tout début de l’histoire de la philosophie, il y a environ 26 siècles, un grand penseur du nom d’Anaximandre. Il habitait Samos, une petite île de la mer Egée sur laquelle régnait un tyran appelé Polycrate. Un jour Polycrate l’appelle pour s’enquérir de la nature du Soleil . C’est une pierre brûlante à peu près grosse comme le Péloponnèse , lui fut-il répondu. Le lendemain Anaximandre était banni . Comment en aurait-il était autrement puisque Polycrate tirait sa légitimité du dieu-soleil ? Si le Soleil n’est qu’une pierre, fut-elle brûlante, le tyran n’est plus rien !

La même mésaventure est arrivée à Galilée, 20 siècles plus tard exactement pour les mêmes raisons : ici c’est la marche du Soleil interrompue par Josué pour permettre aux Hébreux de gagner la bataille qui est en cause, ce Soleil que Galilée présentait comme un point fixe autour duquel tourne la Terre .

Et si nous prétendons aujourd’hui que l’univers a une histoire et que par conséquent l’homme n’a pas été créé une fois pour toutes mais n’est que le produit, la résultante de cette histoire, que deviennent la trop fameuse Nature humaine et les théories créationnistes qui la justifient ? On voit bien que c’est toute une métaphysique de l’identité qui s’effondre… et que la jonction du Ciel et de la Terre ainsi réalisée n’est pas sans poser quelques problèmes à la fois culturels, sociaux et … politiques !


-Qui sommes-nous ?

A partir de tout ce que nous savons de l’univers et de son histoire depuis moins d’un siècle, que répondre à la question de Schrödinger relayée par Edgar Morin dans toute son œuvre : « Qui sommes-nous ? » Qu’est-ce qu’un homme aujourd’hui ( un être humain au sens générique) ?

Un homme c’est « quelqu’un » ( je ne dis pas un « être » ou un « individu ») qui a cessé d’être un « sujet » avec tout ce que ce terme connote de soumission et d’aliénation et qui se définit essentiellement comme une « capacité », un « virtualité ». « Quelqu’un », pour reprendre l’expression de Sartre capable de « faire et en faisant se faire » !

La conception classique de l’homme débouche donc sur une conception poétique au sens étymologique le plus fort du terme : « poïen » en grec = faire, inventer, créer ! Se faire, s’inventer, se créer ! Nous pouvons répondre au moins théoriquement à l’interrogation de Heidegger : « Pourrons-nous un jour habiter poétiquement la Terre ? » C’est tout le problème posé par Edgar Morin dans l’expression « réforme de vie ». A la page 273 de son ouvrage nous pouvons lire : « Cette aspiration deviendra de plus en plus ample et profonde dans les sociétés technicisées, industrialisées, occidentalisées, surtout si elles sont ravagées par des crises et des désastres… La réforme de vie est indissociable d’une régénération éthique, elle-même indissociable d’une régénération du civisme, elle-même indissociable d’une régénération démocratique, elle-même indissociable d’une régénération des solidarités et de la responsabilité, tout cela étant inséparable d’un processus complexe , humain, social ,politique, historique, comportant une réforme de l’habitat, de la consommation, de l’éducation. La réforme de vie pourrait avoir une portée considérable sur tous les problèmes économiques et sociaux… »


-révolution et métamorphose

Toutes ces régénérations annoncées par Edgar Morin dans ce paragraphe portent un nom qui lui est cher, celui de « métamorphose » au sens le plus naturel et le plus scientifique du terme : métamorphose d’une chenille en papillon, d’un têtard en grenouille … d’une simple réforme en complexe révolution !

Car de ce point de vue, la révolution est plus que jamais à l’ordre du jour !

L’ancienne ne visait qu’à changer la société économique et politique , tout le reste devait suivre nécessairement . On sait ce qu’il en est advenu… La nouvelle, certes, reprend cette ambition, mais en lui ajoutant la nouvelle conception de l’homme impliquée dans les sciences et les connaissances contemporaines. Edgar Morin nous dit (p 32) que « la notion de métamorphose » est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la relie (paradoxalement) à la conservation de la vie, des cultures, du leg de pensées et de sagesses de l’humanité ». Et voilà pourquoi avant de parler de « La Voie », nouvelle sur laquelle l’humanité est appelée à s’engager, on parlera « des voies » multiples qui composeront demain cette « Voie ».

A partir du moment en effet où l’on conçoit la révolution comme un problème affectant toutes les dimensions de l’homme – sa subjectivité incluse – on doit la faire vivre déjà dans les actions qui la préparent et y conduisent. Clémenceau disait que la révolution est un bloc !


Autrement dit la fin poursuivie doit se trouver déjà dans les moyens utilisés . Politiquement cela porte un nom : c’est la démocratie ! Donc changer le monde implique d’un même mouvement de changer profondément cet homme qui veut changer le Monde . Castoriadis a bien vu le problème lorsque, parlant de Lénine, il le décrit ainsi :« Extra-lucide sur ses adversaires, mais aveugle sur lui-même » ! Est-ce à dire qu’il faille attendre que les hommes soient devenus parfaits pour commencer à changer le Monde ? Cette assertion relève du même paradigme dualiste que la croyance opposée dont nous venons de parler. Et c’est pour cela qu’au-delà de la pensée positiviste essentiellement structurée par les a priori leibnizo – kantiens évoqués en commençant, Edgar Morin invente ou, plus précisément, remet en honneur la pensée « dialogique » ou pensée « complexe » capable de s’auto-exprimer et de s’auto-construire en incluant au lieu d’exclure, en transformant au lieu de rejeter !

« Plus croît le péril, plus croît ce qui sauve », proclame Hölderlin.

« Mettre le mal au bien », dira plus tard Paul Eluard.

On aura compris qu’il s’agit d’en finir avec la vieille métaphysique du Bien et du Mal, du Beau et du Laid, de l’Esprit et de la Matière, etc… toutes démarches intellectuelles directement issues du paradigme dualiste et où les majuscules triomphent : je substantialise, j’ontologise, donc je sépare, donc je hiérarchise, donc je soumets, donc je domine, donc j’exclus … et voici l’Ancien Monde qui n’en finit plus de revenir et de se perpétuer . La Transcendance n‘en finit pas de surplomber éternellement l’immanence !

Aussi ne faut-il pas abandonner l’idée de révolution, mais il faut plutôt révolutionner cette idée !

La révolution n’est pas le « Grand Soir » auquel nous avons rêvé dans notre « jeunesse folle », mais plus exactement une succession de « petits soirs » ou de « petits matins » , nous dirions encore de « résistances » qui transforment en profondeur les sociétés et les hommes ensemble, qui les métamorphosent comme dit Edgar Morin. La page 34 de « La Voie » dit tout ce que j’essaie de dire depuis le début de cet exposé : ce sera ma conclusion . Elle porte comme titre « Le bouillonnement créatif » :

« Notre époque devrait être, comme le fut la Renaissance, et plus encore qu’elle, l’occasion d’une reproblématisation généralisée . Tout est à repenser. Tout est à commencer. Tout, en effet, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade de préliminaires modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Mais tout ce qui devrait être relié est dispersé, séparé, compartimenté. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Il s’agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier afin d’ouvrir une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la Voie nouvelle, laquelle décomposera la voie que nous suivons et nous dirigera vers l’encore invisible et inconcevable Métamorphose. Le salut a commencé par la base. »

Et la base c’est nous !


Henri CALLAT .

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