vendredi 11 novembre 2011

Réinventer l'amour par Claude Caro

REINVENTER L’AMOUR, une autre manière de résister !

« L’amour est à réinventer, on le sait » nous dit Arthur Rimbaud dans « Une saison en enfer »

L’amour menacé de toutes parts, doit être défendu.
Cette défense de l’amour, cette résistance à « l’air du temps » qui voudrait que nous puissions avoir « l’amour sans le hasard » comme « l’amour sans le risque », cette résistance doit devenir un engagement contre la menace sécuritaire et cette idée que l’amour ne serait « qu’une variante de l’hédonisme généralisé, une variante des figures de la jouissance ».
Animer cette résistance peut aussi animer « l’esprit de résistance à… » pour nous aider à ce que notre humanité se tienne debout et reconnaisse que l’expérience authentique de l’amour est tissée à la reconnaissance de l’altérité de l’autre.
Nous ne pouvons pas faire l’économie de la passion : réinventer l’amour, réinventer le risque et l’aventure pour renouveler le renouvellement du monde, voilà notre horizon !


Oui, en amour aussi, « résister c’est créer, créer c’est résister » !
Résister à l’obscénité marchande comme à la débandade politique de ceux qui se veulent porteurs d’idéaux de transformation sociale et qui refusent d’assumer les conséquences de ce positionnement, qui ignorent le respect et sa logique.
Résister et défendre l’amour dans ce qu’il a de transgressif et d’hétérogène à la loi, pour ouvrir à la différence, à ce qui implique, c'est-à-dire que le collectif doit être capable d’être celui du monde entier. Faire de l’amour un des points d’expérience individuelle d’appartenance à la communauté humaine.
Résister au culte identitaire de la répétition et lui opposer l’amour de ce qui diffère, est unique, ne répète rien, est erratique et étranger.
Réinventer l’amour n’est ce pas participer à la résistance des résidus, tout ce qui n’est pas intégrable, tout ce qui ronge, détruit du dedans, défait à la manière des « mauvaises herbes » les pierres des murs en les disjoignant jusqu’à faciliter leur écroulement sous la poussée ?
Réinventer l’amour, n’est-ce pas le métamorphoser, lui donner force, dignité, liberté ?
Réinventer l’amour, pour l’aider à devenir plus poiètique, à partir de la rencontre/évènement, ferment d’une réappropriation de soi, par l’autre que soi.
Affirmer haut et fort que l’amour, modalité de la présence à soi, à l’autre, aux autres, au monde, peut devenir une perpétuelle création de joie, de plaisir, sans nier la douleur et le déchirement, rendus sensibles.
L’amour ne distingue les frontières que pour mieux les franchir puisqu’il pose des regards réciproques entre personnes qui cherchent leur accord, leur intime compréhension, au-delà de leurs individualités.
Contre la cybernétique déshumanisante, poiètiser la vie, ne faut-il pas redonner au désir, à la subjectivité leur pouvoir d’humanité ?
Réinventer l’amour, l’art, par la créativité, le style, la maîtrise du quotidien et sa métamorphose, tel devrait devenir le programme d’actions contre l’analogon qui dévalorise toute chose, qui fait que tout vaut, tout se vaut.
Résistance et amour se correspondent.
Aimer, c’est être aux prises, au-delà de toute solitude, avec tout ce que, du monde, nous pouvons assumer l’existence.
Aimer c’est vouloir vivre en artiste, en créateur : c’est entendre André Breton : « réduire l’art à sa plus simple expression qui est l’amour » et c’est transformer le mot d’ordre d’Arthur Rimbaud : « réinventer l’amour » par un geste existentiel, un geste politique et artistique.
Aimer c’est penser l’évènement constitué par la rencontre pour ouvrir sur un devenir à construire peut être laborieusement dans la durée, avec obstination, afin de lutter contre la séparation, la transformation silencieuse qu’opère la vie qui tend à éroder l’amour.
« L’amour est une pensée » nous dit Pessoa, reliée au corps qui nous relie à la communauté, au collectif, à l’ensemble, à l’en commun.
Si la politique est « une procédure de vérité », c'est-à-dire une procédure visant à vérifier ce dont le collectif est capable d’invention de ce qui lui est hétérogène (l’égalité, la fraternité..) dès qu’il est réuni, organisé, pensant et décidant, de même l’amour doit vérifier que, à deux, peut s’assumer la différence, la rendre créatrice, capable de maintenir, tout au long de la vie si possible, sa déclaration initiale évènementielle apte à aider à surmonter les difficultés internes crées par le jeu créateur de la différence, aider à dépasser les drames immanents aux pulsions d’identité.
Si l’amour est en capacité de créer des rencontres amoureuses, par delà les identités diverses, doit-il et peut-il pour autant, de ce seul fait ouvrir l’accès à une fraternité, une égalité sociale et politique : nous ne le pensons pas car la politique obéit à des procédures visant à désigner « un adversaire, une opposition, un ennemi ».
L’amour, en ce qu’il est universel, est en amont de l’humanité de l’humain.
Cette puissance universelle de l’amour est pour nous la possibilité de faire une expérience positive, affirmative et créatrice à la fois de la différence et du commun : « les formes à venir de la politique d‘émancipation devront s’inscrire dans une résurrection, une relève, l’idée d’un monde délivré des appétits de la quête du taux de profit maximum, l’idée d’un monde de l’association libre et de l’égalité. Il est vrai que l’amour comme toute procédure de vérité est essentiellement désintéressé : sa valeur ne réside qu’en lui-même, et cette valeur est au-delà des intérêts immédiats des deux individus qui y sont engagés ».
Sans doute, « mais n’est-ce pas une utopie ? ».
La société du commun à laquelle nous aspirons peut-elle porter de nouvelles conditions de possibilité de mieux vivre d’amour et l’amour ? Mais il serait abusif de confondre l’aspiration à l’amour et l’aspiration à une société fraternelle.
Ce que le mouvement surréaliste de réinvention de l’amour visait, à savoir : un geste artistique, un geste existentiel, un geste politique, indissociablement liés, cette exaltation de « l’amour fou » comme puissance évènementielle hors la loi, si cette visée rejoint notre idée de l’amour, il lui manque l’inscription de la durée, de l’éternité conçue comme une suite d’instants à reconduire avec persévérance, une reconduction incessante de la scène du deux.
« Distants, encore que ne cessant de peser l’un sur l’autre, mènerons-nous nos âmes en travail », Paul Claudel dans « Partage de midi ». L’amour véritable nous aide à franchir un point d’impossibilité. Ce franchissement d’une impossibilité est au commencement de l’amour.
Réinventer l’amour, c’est donc passer de la transcendance respectée à l’immanence vécue. Dans l’amour tel que nous tentons de le promouvoir, l’amour devient une tentative d’aborder l’être de l’autre ». « Si, dans le sexe, l’autre vous sert à découvrir le réel de la jouissance, dans l’amour, la médiation de l’autre vaut pour elle-même. C’est cela, la rencontre amoureuse : vous partez à l’assaut de l’autre, afin de le faire exister, tel qu’il est », avec respect.
« Alors que le désir s’adresse dans l’autre au corps de l’autre, l’amour s’adresse à l’être même de l’autre, à l’autre tel qu’il a surgi, tout armé de son être, dans ma vie ainsi rompue et recomposée ».
« Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre
Nous naissons de partout nous sommes sans limites »,
nous dit P Eluard : Notre mouvement,
Qui ajoute dans « Ordre et désordre de l’amour » :

«Je citerai pour commencer les éléments
Ta voix tes yeux tes mains tes lèvres

Je suis sur terre y serais-je
Si tu n’y étais aussi

Dans ce bain qui fait face
A la mer à l’eau douce

Dans ce bain que la flamme
A construit dans nos yeux

Ce bain de larmes heureuses
Dans lequel je suis entré
Par la vertu de tes mains
Par la grâce de tes lèvres

Ce premier état humain
Comme une prairie naissante

Nos silences nos paroles
La lumière qui s’en va
La lumière qui revient
L’aube et le soir nous font rire

Au cœur de notre corps
Tout fleurit et mûrit

Sur la paille de ta vie
Où je couche mes vieux os

Où je finis ».
Le centre du monde est partout et chez nous.
Si donc l’amour devient une construction de vérité, à savoir : qu’est ce que le monde examiné, pratiqué, vécu à partir de la différence et non à partir de l’identité ?
L’amour devient ainsi un projet, incluant naturellement le désir sexuel et ses épreuves, l’enfant, et mille autre choses, à partir du moment où il s’agit de vivre une épreuve du point de vue de la différence, ce qui n’est pas une expérience de la différence. En effet, la rencontre n’est pas une expérience, c’est un évènement qui reste totalement opaque et n’a de réalité que dans les conséquences multiformes à l’intérieur du monde réel.
L’amour est une proposition existentielle : construire un monde d’un point de vue décentré au simple regard de ma pulsion de survie. Assister à la naissance du monde au travers du prisme du deux, de la différence, comme la naissance d’un enfant peut l’être dans l’amour.

« Nous n’irons pas au but un par un mais par deux
Nous connaissant par deux nous nous connaîtrons tous
Nous nous aimerons tous et nos enfants riront
De la légende noire où pleure un solitaire ».
Chante Paul Eluard dans « Le temps déborde ».
« J’aurais pu rire, ivre de mon caprice.
L’aurore en moi pouvait creuser son nid
Et rayonner, subtile et protectrice,
Sur mes semblables qui auraient fleuri.
N’ayez pitié, si vous avez choisi
D’être bornés et d’être sans justice :
Un jour viendra où je serai parmi
Les constructeurs d’un vivant édifice,

La foule immense où l’homme est un ami. »Ajoute-t-il dans «Puissance de l’espoir ».
Est-il un humain qui n’ait besoin d’être aimé, ni bonheur à aimer ?
Je ne le pense pas : « C’est la douce loi des hommes » chante Eluard.
« Je suis née pour l’amour et non pour la haine » disait Antigone.
Tous les humains sont nés ainsi. Dans une espèce sociale – et nous sommes de cette sorte – chacun ressent et vit le besoin de l’espèce. Certes, ces besoins sont multiples, divers, évoluent avec le temps, les conditions de vie, mais tous ces besoins mêlés dans l’emploi du temps quotidien, trouvent dans l’amour l’aide nécessaire.
L’amour pratique, né du monde pour le monde, est à même d’y mesurer la force de résistance du malheur et du mal –cette inertie mondaine de la souffrance, cette tenace surdité de la méchanceté. L’amour ne peut vivre béatement : la bonté découvre vite l’impuissance de ses enchantements. L’amour ne suffit pas à aider. Il aide, mais il n’est pas toute l’aide.
L’amour pratique, parce qu’il se vit dans le monde, se doit de rechercher la connivence du monde : « Lorsque vous quitterez ce monde à votre tour, ayez comme souci non d’avoir été bons – cela ne suffit pas – Quittez un monde bon ». (Brecht, Sainte Jeanne des Abattoirs). Car c’est dans le monde que sont les sources profondes de l’amour et du mal, celles qui donnent – et ôtent – au cœur son sang.
Si l’amour contribue à bonifier le monde, il peut aussi aider la raison à le connaître et le comprendre : « Nous, les sentiments nous poussent à la raison des efforts extrêmes ; et la raison éclaire nos sentiments ». (Brecht, Ecrits sur le théâtre).
L’amour, parce qu’il naît de la rencontre et connaît l’intimité de l’autre humain, peut aider à entrer dans l’intimité du monde.
L’amour à deux peut aider mieux à déchiffrer l‘existence en ce monde du triple malheur humain : l’exploitation, l’oppression, l’humiliation. Comme le malheur rend méchant : méchants ceux qui le craignent (la peur est égoïste) ; ceux qui y sont tombés (contre les premiers, contre les autres, contre eux-mêmes car le besoin frustré devient sauvage.
« Ce que tu m’as montré
Ce n’est pas l’immoralité
Des pauvres : c’est leur pauvreté
». (Brecht, Saine Jeanne).
L’amour doit aider à comprendre que son sort le lie à la loi. La loi est le seul moyen de donner à l’amour sa dimension universelle, en ce monde du moins. La loi parle pour tous : pour chacun, elle est un peu injuste, puisqu’elle plie chacun à tous. Mais l’amour serait bien plus injuste encore s’il opposait les particuliers à l’universel – les visages qu’il voit à ceux qu’il ne voit pas et dont la loi lui parle -. Le rayon du cœur est plus grand que celui des yeux.
Pour vivre, lutter, vaincre, s’unir, l’amour peut renforcer la force de la lutte, de la solidarité. S’aimer sans oublier les autres comme les aimer sans s’oublier : telle est la voie que nous devrions emprunter.
Tel est l’amour réinventé qui peut nous aider à résister au désenchantement du monde tel que voudrait nous le faire vivre ceux qui n’ont de cesse que de tout mettre en oeuvre pour que nous le leur abandonnions.
Avec René Nelli, nous pouvons aller vers cet amour dans « le trobar » des troubadours :
« On pourrait parler longtemps des conceptions étranges de l’amour en Occitanie sans en épuiser le sens profond. Il a fallu plusieurs siècles pour que s’en développe la métaphysique en France, en Italie, en Espagne. Elles ont été le ressort de l’amour occidental. Encore aujourd’hui, chez Joë Bousquet, l’idée de la femme au sens platonicien ne renferme pas seulement toute la valeur qui est dans la conscience partagée, dans l’abolition du moi dans le moi : elle tient encore dans son rayonnement toutes les vertus de l’homme méditerranéen, y compris sa négation apparente qui est la chasteté, comme l’avait bien vu Montanhagol au XIII siècle. Ces mythes de l’amour provençal : valeur de l’idée de femme, valeur du premier amour cosmique, négation de la masculinité en ce qu’elle a de plus farouche au profit de ce qu’elle a de plus généreux, ces mythes sont si véhéments en Occitanie… ».Ou encore, retrouve-t-il cette tradition de l’amour dans « Le fou d’Elsa » de Louis Aragon, ce romancero qui, indépendamment de sa valeur poétique propre, l’une des plus hautes de ce temps, constitue peut-être le plus extraordinaire monument élevé de nos jours à la gloire de l’amour arabe et provençal ».
« Les poètes provençaux savaient bien que d’aimer « purement », c'est-à-dire de tout son être une femme équivalait au fond à aimer, désespérément, ce qui « est », ce que nous ne savons pas que nous sommes, ce en quoi nous sommes éternellement inclus ».Retrouver ces valeurs essentielles, y accéder par l’esprit, voilà ce que nous dit Nelli : « A l’amour est lié le savoir. Pourquoi ? Parce qu’il considère que l’amour est esprit…On ne connaît que ce que l’on aime et on ne peut aimer que dans la connaissance de l’amour, c'est-à-dire à partir de l’idée de l’amour ». Franck Bardou, qui ajoute : « Pas d’être sans esprit, pas d’esprit sans amour, et voici tracée, à travers une dynamique verticale qui n’est pas sans rappeler « les métamorphoses de la libido » évoquées par Jung, la fantastique colonne d’énergie qui ordonnera probablement une grande partie de la créativité moderne ».Voilà pourquoi nous pouvons aussi, dans cette quête d’un amour réinventé, nous tourner vers troubadours et cathares, pour peu que nous concevions, avec Nelli, une compatibilité possible entre la voie du salut des cathares et l’érotique des troubadours, dans les conditions de notre temps.
Ainsi, « retrouver l’Eros, accepter de gérer cette énergie en vue d’un bien être général » A Brenon, oublier « soi » dans l’autre, n’est ce pas une manière « de faire civilisation » que nous devrions actualiser ?

Répondre oui, franchement, n’est-ce pas nous ouvrir à l’humanité une et indivisible, par delà les frontières de la méconnaissance ?
Et par cet accueil de l’autre frère ou sœur en humanité, n’est-ce pas œuvrer à la métamorphose du monde ?




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