lundi 14 novembre 2011

La dimension anthropologique du livre des Pinçon-Charlot "Le président des riches" par Henri Callat

La dimension anthropologique du livre des Pinçon-Charlot«Le Président des Riches»
Exposé présenté devant le Seminaire interdisciplinaire de Toulouse-Rangueil
samedi 22octobre 2011 par Henri CALLAT


« …Si par pensée on n’entend pas seulement l’activité computationnelle… mais … la mise à l’épreuve des certitudes disciplinaires par leur confrontation avec d’autres régimes de
discours… »
(Pour un Cercle des professeurs disparus ou en voie de disparition)


Bien comprendre ce livre suppose un grand élargissement de notre vision intellectuelle : je m'y livre à mes risques et périls en remontant au … 21 décembre 1869 !
Cent quarante deux ans pour comprendre c'est la bonne distance …
Le 21 décembre 1869 George Sand écrivait à Flaubert après la publication de «L'éducation sentimentale» : « Que prouve ton livre, écrivain humoristique, railleur, sévère et profond ?
Ne dis rien. Je le sais, je le vois. Il prouve que cet état social est arrivé à sa décomposition et qu'il faudra changer très radicalement. Il le prouve si bien qu'on ne te croirait pas si tu disais le contraire."

Si j'ai choisi cette référence c'est que, comme dans «L'éducation sentimentale», la dimension anthropologique du livre des Pinçon-Charlot , si elle ne fait pas l'objet d'une description spécifique, est néanmoins présente dans le livre tout entier.
«Que prouve votre livre...» pourrait demander une moderne George Sand aux auteurs du «Président des Riches» .
Je déclinerai donc ce terme général d' «anthropologie» en six courts paragraphes dans une démarche intellectuelle précise :
1) Une dimension anthropologique implicite
2) De l'explicite à l'implicite
3) Une épistémologie de la servitude
4) Une forme de domination inédite: la désymbolisation
5) L'anthropo-sociologie
6) L'éducation comme nouvel imaginaire instituant

1) Une dimension anthropologique implicite
Cette dimension anthropologique est clairement – et pathétiquement – amorcée dans l'interrogation suivante ( p,106) : «Comment est-il possible que les innombrables cadeaux aux plus riches et les mesures impopulaires , sur les retraites, l'affaiblissement du secteur public, avec la remise en cause du droit à l'enseignement et à la santé, ne donnent pas lieu à une volonté plus forte de changement ? Faut-il parler de servitude volontaire, à la manière de La Boétie qui écrit que «c'est le peuple qui s'asservit, car non seulement il obéit, mais il sert ceux qui le dominent»?"Terrible interrogation , mais au coeur même de notre propos.
Ici en effet, avec la référence à La Boétie, c'est bien une analyse psycho-anthropologique qui s'annonce sous-tendue par un paradoxe : «Pourtant, les classes moyennes et populaires sont les plus nombreuses et elles constituent les forces productives sans lesquelles il n'y a ni production, ni échange, ni enrichissement possible.» (pp,106,107).
Alors que se passe-t-il?
Pourquoi ces «classes moyennes et populaires qui sont les plus nombreuses» n'arrivent-elles toujours pas à «renverser la vapeur» à leur profit d'une manière durable et définitive , à planter en quelque sorte, un «jalon de non-retour» dans le mouvement social?

Ici intervient dans le livre des Pinçon-Charlot, un phénomène médian, intermédiaire entre la bourgeoisie triomphante et ces «classes moyennes et populaires» relativement impuissantes: «La bourgeoisie le sait bien, nous disent nos auteurs, et elle veille (…) au contrôle des médias.» ( p,107).
Jusqu'ici rien de bien original encore: nous restons toujours dans le domaine de la constatation, de la description sociologique.
«La vie se met à ressembler au journal télévisé.» (p 107).
Mais une interrogation demeure : quelle est cette vie dans sa réalité profonde, c'est à dire psychologique, psychique ? Quelle est cette psyché que génèrent chaque jour les médias? En quoi consiste-t-elle? Comment fonctionne-t-elle?
Pour tout dire, quel est cet homme ainsi fabriqué?

On descend un peu plus profond dans la nature de ce dernier quand on se livre au portrait des «Riches», des «héritiers» et des membres des «grandes familles» . Dans le paragraphe intitulé «De la domination économique à la domination symbolique», (p,105), voici comment nos auteurs décrivent la psyché des dominants:
«La richesse et les privilèges demandent à être justifiés pour qu'ils puissent devenir légitimes. L'élégance et la distinction des héritiers des grandes familles fortunées sont le fruit d'une éducation qui vise à faire passer dans les corps la richesse matérielle et la position sociale. La malédiction du nouveau riche est de n'avoir pas eu le temps ni la famille qui l'auraient préparé à jouir, selon les règles, de la fortune trop récemment acquise pour avoir déjà changé en profondeur son bénéficiaire. La richesse de l'héritier est en quelque sorte innée: elle apparaît comme consubstantielle à l'individu...» (p,105).

Comme on aurait aimé que les Pinçon-Charlot approfondissent également le portrait des dominés , qu'ils l'analysent «en profondeur», qu'ils donnent aux lignes suivantes toute leur dimension anthropologique implicite :
«Les dominés intériorisent les excellentes raisons qui font des dominants ce qu'ils sont. Ils participent alors eux-mêmes à la domination qu'ils subissent en la reconnaissant comme fondée. Cela est d'autant plus vrai aujourd'hui que la légitimité du pourvoyeur d'emplois ne s'est jamais autant imposée dans les représentations en raison de l'importance de la crise et d'un recul historique des discours contestataires de l'ordre établi.» (pp, 105,106).
«Que feraient les pauvres s'il n'y avait pas de riches», comme on disait au XVIIIe siècle à la suite des nouveaux «savants»de la nouvelle «science économique» ?
Le raisonnement économique actuel constitue bien un «recul historique»de deux siècles !
Dans «Le Monde» (15/09/2011), , à la question «Avez-vous perçu une ambiance de veille de révolte sociale?», les Pinçon-Charlot répondent :«Pas vraiment, car l'individualisme est extrêmement présent dans les classes moyenne et populaire... Le capitalisme a détruit tout ce qui faisait la solidarité ouvrière. Ce sont des classes sans identité, contrairement à la bourgeoisie, qui forme un groupe soudé. Et, en arrière-fond, il y a cette idée que l'histoire est finie, que le capitalisme est la seule solution.»
2) De l’explicite à l’implicite

Mais comment donc, pour employer les termes mêmes des auteurs du livre, s’est effectué, chez les opprimés, ce passage « dans les corps » et la « position sociale », « en profondeur », de cette « idée que l’histoire est finie, que le capitalisme est la seule solution » ?
Comment s’est effectuée cette « intériorisation » idéologique et pratique ?
C’est ce genre de questions qu’il faut poser si l’on veut arriver au bout de l’analyse socio-culturelle de nos sociétés.
Mais à cette interrogation la description sociologique, si complète et si rigoureuse soit-elle, ne peut totalement répondre parce que nous nous situons ici dans un autre paradigme, étroitement relié au premier, certes socio-économique, mais sans jamais s’y identifier, sans jamais se confondre avec lui.
Cette « face cachée » en même temps que générique de la société, la sociologie seule ne peut la dévoiler. Encore moins la politique ! Pierre Bourdieu a besoin d’Edgar Morin !
Pour comprendre vraiment, un saut paradigmatique est nécessaire, celui-là même que Castoriadis décrira dans « L’institution imaginaire de la société ».
En effet, pour tenir ensemble les éléments qui la composent, une société doit dépasser leur seule addition, leur seule coexistence, même pacifique : elle doit devenir capable de s’autofonder idéologiquement !
Le Moyen Âge, par exemple, est-il concevable sans la foi ou la Cité grecque sans l’idée démocratique ?
Mais ni la foi, ni l’idée démocratique ne sont de simples superstructures, des dimensions idéologiques simplement ajoutées, mais des composantes essentielles, fondamentales, de la société. Elles naissent et meurent avec une société donnée. Edgar Morin a consacré le Tome 4 de « La Méthode » aux Idées, à la vie des idées. « La servitude volontaire » décrite par La Boétie et retrouvée quatre siècles plus tard par Hannah Arendt dans le phénomène totalitaire , relève d’un comportement psychologique , d’un psychisme qui doit être analysé comme tel en tant que réalité spécifique.

C’est ainsi que Dany-Robert Dufour dans un récent article (Le Monde 30/10/2011) « Une civilisation en crise » pourra parler des trois impasses anthropologiques du XXe siècle à savoir le fascisme qui réduit l’homme à l’élément fanatisé d’une foule, le communisme stalinien qui l’identifie à la machinerie d’un Parti, et le libéralisme économique contemporain qui le transforme en un individu asservi à « la recherche effrénée de la satisfaction pulsionnelle jusqu’à l’addiction aux objets », la dépression devenant son « ultime refuge » !
Le film de Pierre Schoeller, « L’exercice de l’Etat » est emblématique à ce sujet : « les personnages sont régis par une force aussi implacable … que la gravité. Ce qui conduit aussi bien à la comédie qu’à la tragédie. .. » (« Le Monde » 26/10/2011).
Il existe en effet une érotique du pouvoir comme réduction politique du désir , son inconscient psychique, le jeu politique pour le jeu politique indépendamment des idéologies proclamées et qui explique maintes tragédies du siècle (le XXe).
Michel Serres pourra parler de « métatromperie » en décrivant précisément ce jeu politique:
« A quoi rêvent les hommes de pouvoir ? A leur bureau, peuplés d’huissiers encagoulés, d’une femme nue et d’un crocodile, nous dit la première séquence du film. C’est le premier coup de maître de ce film magistral que d’établir d’un seul coup la dimension fantasmatique et érotique du pouvoir. Pierre Schoeller n’y reviendra pas, mais ce trouble sensuel vibre tout au long du film. Le désir bouillonne dans les antichambres du pouvoir comme dans les chambres à coucher. » (« Le Monde » 26/10/2011).
Ô DSK ainsi remarquablement psychanalysé !
Si j’insiste tant sur ces données psycho-anthropologiques ce n’est pas pour « désespérer Billancourt » ( ou les nouveaux Billancourt), ni pour sous-estimer les capacités de révolte et de résistance des dominés et des opprimés ( ces jours-ci nous le démontrent), mais au contraire, pour mieux analyser « la nouvelle servitude de l’homme libéré ( c’est à dire nouvellement asservi) à l’ère du Capitalisme total » (1) et, ce faisant, découvrir et faire émerger de nouveaux moyens inédits de libération !

3) Une épistemologie de la servitude
Il existe en effet une épistémologie de la servitude , une servitude au deuxième degré si l’on peut dire, de l’homme dominé qui consiste à « intérioriser » mentalement les structures essentielles de la domination.
Epargnez-moi leurs descriptions les plus visibles : du sport de compétition devenu la nouvelle religion des larges masses à la consommation effrénée de n’importe quoi à condition que ce soit médiatisé, en passant par les innombrables divertissements et étourdissements qui transforment nos esprits en purs réceptacles de l’idiotie et de l’imbécillité . Le pain et les jeux des temps modernes (panem et circenses) suprêmes garanties ici comme à l’époque de la décadence romaine, des civilisations en perdition !
Une foule de gauche n’est pas forcément un « peuple de gauche » ! Il n’y a « peuple » que si la foule est capable de se penser elle-même avec une identité affirmée, des projets clairs et partagés, des objectifs précis, autrement dit de s’autofonder !
Castoriadis a parlé de « l’institution imaginaire » de la société. On pourrait de la même façon parler d’une « institution imaginaire du peuple » !
L’exemple emblématique est celui de la « classe ouvrière » du XIXe siècle. Elle était capable d’instituer elle-même sa propre identité : on était fier de lui appartenir . Souvenez-vous des deux premiers vers de la dernière strophe d’un chant célèbre :
« Ouvriers et paysans nous sommes
Le grand parti des travailleurs … »

Car il ne s’agit pas seulement de « s’indigner » . L’indignation, nous dit Edgar Morin, n’est que le « déclic » de la pensée de l’indignation politique certes, mais plus largement intellectuelle, culturelle, philosophique sans laquelle – l’expérience d’un siècle le prouve – il ne peut y avoir de véritable prise de conscience révolutionnaire !
C’est tout le problème – dramatique – des « printemps arabes » ces temps-ci.
Le terme de « révolution » qu’on leur a imprudemment accolé n’est-il pas exagéré ?
Ces mouvements ont-ils réellement franchi le seuil de la simple révolte à tout instant récupérable ? « Indignés sans tête » pouvait titrer un article du « Monde » ( 16,17 octobre 2011, p.17).
Les Pinçon-Charlot ont parlé de « dominés (qui) intériorisent les excellentes raisons qui font des dominants ce qu’ils sont »(p.105) .
Fort bien, mais en rester là ne suffit pas : une analyse plus fine de cette « aliénation » s’impose si nous voulons réellement connaître, dans toutes ses dimensions, la société où nous vivons.

4) La désymbolisation, une forme de domination inédite
En septembre 2003 paraissait un grand livre « L’art de réduire les têtes » sous-titré « Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total » signé par Dany-Robert Dufour. Le chapitre 4 qui le termine porte comme titre « Le néo-libéralisme : la désymbolisation, une forme de domination inédite » ( à noter que cet article fondamental a paru dans « Le Débat » de janvier 2003).
Sa thèse centrale ? La même que celle de Pierre Thuillier dans « La Grande Implosion » (Fayard 1995) , Raffaele Simone « Le Monstre doux »(Gallimard, 2007) ou « La montée de l’insignifiance » de Castoriadis (Seuil, 1996) :
Nous sommes entrés dans la « civilisation » - celle des pays dits « développés », des pays riches – qu’annonçait déjà Nietzsche dans « La volonté de puissance, la civilisation du « nihilisme fatigué » !Dany-Robert Dufour la présente ainsi :
« … « le nihilisme fatigué » pour reprendre l’expression même de Nietzsche, renvoie à un moment incertain où toutes les valeurs deviennent grises. Cette circonstance se présenterait aujourd’hui comme un fait social et historique se manifestant par un phénomène , diffus dans les populations, de refus de toute hiérarchie des valeurs (par exemple , entre celles qui relèvent de l’intérêt privé et celles qui dépendent de la chose publique) voire de refus de toute valeur. Il s’agirait dans ce « nihilisme fatigué », voire épuisé, de faire une place centrale à « tout ce qui soulage, guérit, tranquillise, engourdit, sous des travestissements divers. » - la marchandise occupant aujourd’hui cette position clef. Elle représenterait ce qui permet de faire apparaître aujourd’hui une certaine profusion d’objets à l’endroit même du néant ontologique. » (2)

Apparaît ainsi un homme nouvellement « aliéné » par « une tyrannie sans tyran »(Hannah Arendt, « Du mensonge à la violence », 1972) , l’« homme détruit » de la nouvelle d’Herman Melville, Bartleby, résumé par la formule « I would prefer not to… » ( J’aimerais mieux ne pas…).
Homme privé de toute personnalité , incapable de choisir dans le flot du tout marchandisé où il se trouve présentement englouti, celui-là même dont le Capitalisme moderne a besoin pour se perpétuer. Dans « Le Chemin de l’espérance » (3) Stéphane Hessel et Edgar Morin diagnostiquent un immense « mal-être dans le bien-être » … D’où l’urgence d’une autre pensée et d’une autre politique en tous domaines. »C’est cet homme qui, dans le Capitalisme moderne ou « total » se livre à des conduites apparemment tout à fait irrationnelles (du suicide à l’homicide).
Comment expliquer par exemple que ce soit dans le pays d’Europe le plus « équilibré », la Norvège, qu’ait eu lieu l’une des plus grandes tueries du siècle ? La folie, dira-t-on. L’explication est assez courte. Personnellement je lui préfère celle du sociologue Johan Galtung qui constate que « Les Norvégiens ont perdu le sens des valeurs et de l’éthique, ce qui conduit à une société déculturée et destructurée. Breivik en a profité pour occuper l’espace. » (« Le Monde », 3 octobre 2011).
Cet « espace » n’étant pas autre chose que celui d’un ensemble civilisationnel où règne peut-être le « bien-être » mais à l’exclusion du « bien-vivre » comme il est dit dans « Le Chemin de l’espérance ». Car est-il possible de bien-vivre dans un monde privé de toutes perspectives aussi bien physiques que métaphysiques, un monde du « no future » autre que celui que nous propose la société de marché contemporaine ?
Car le véritable nom de la fameuse « déprime » c’est tout simplement le désespoir quand le nihilisme s’installe partout.
Nous appellerons cet homme produit du nouvel imaginaire capitaliste – ou plutôt de son absence d’imaginaire - « homo capitalis » lui-même composé d’un « homo oeconomicus », d’un « homo urbanus », d’un « homo technicus », d’un « homo scientificus » et, pour finir, d’un « homo corruptus » ! (Cf « La Grande Implosion » de Pierre Thuillier, op cit…) .
Ce nouvel homme, ce « sujet moderne », comment Dany-Robert Dufour le définit-il dans « Le Monde » (30/10/2011) ? . Il apparaît sur les ruines du sujet classique, celui de Kant caractérisé par sa dimension critique et celui de Freud par sa dimension névrotique.
Intelligence critique et responsabilité morale n’ont plus court.
Ce « sujet classique », nous dit Dany-Robert Dufour, est remplacé par un autre sujet naviguant dans une autre région psychique où tout s’instrumentalise , se banalise et se réduit à sa plus simple dimension humaine – plus précisément inhumaine – et où le désir se rétrécit au simple besoin, à la pulsion asservie à l’empirisme du seul court terme.
Sujet individualiste, demande Dany-Robert Dufour ? Non, mais plutôt égoïste, c’est à dire replié sur un soi que seul affecte une rationalité entièrement structurée par la « valeur d’échange », autrement dit, la rationalité économique .
« D’ores et déjà, écrit notre auteur, les changements dans les grands champs de l’activité humaine – l’économie marchande, l’économie politique, l’économie symbolique et l’économie psychique – convergent suffisamment pour indiquer qu’un nouvel homme déchu de sa faculté de juger et poussé à jouir sans désirer est en train d’apparaître. » (3)
Nous vivons en effet une formidable captation du désir par la rationalité économique et marchande qui pénètre et réduit tous « les grands champs de l’activité humaine ».
Le court terme du besoin et des pulsions à satisfaire immédiatement l’emporte désormais sur l’imaginaire du désir qui, lui, embrasse des contextes et des environnements infiniment plus vastes :
« …N’y peuvent séparer ton nom de l’univers… » (Aragon)

5) L’anthropo-sociologie
Je viens de dire explicitement ce que disent implicitement les Pinçon-Charlot dans leur démarche essentiellement sociologique.
George Sand revenue pourrait reprendre à leur endroit ce qu’elle disait à Flaubert romancier : « Ne dis rien. Je le sais. Je le vois. (Ton livre prouve) que cet état social est arrivé à sa décomposition. »La sociologie des Pinçon-Charlot prétendait (je cite p.108) apporter « des moyens de compréhension et d’organisation des luttes. »L’anthropologie qui lui est sous-jacente – plus précisément inhérente – et que je viens à peine d’évoquer, devrait générer d’autres moyens pour rendre ces luttes encore plus efficaces par l’approfondissement psychologique de la compréhension sociologique .
Que faire donc pour sortir effectivement, non pas seulement d’un Système économique, mais de tout l’ensemble civilisationnel qu’il génère et entretient ?
On commence à comprendre que la « crise » n’est pas qu’économique .
« En effet, écrit Dany-Robert Dufour dans son grand article du « Monde » (30/31 octobre 2011) : « Une civilisation en crise », la civilisation occidentale entraînant avec elle le reste du monde, est emportée par un nouveau démon où se mélangent en proportions diverses l’ultra et le néolibéralisme. Ce diagnostic, partagé, est cependant un peu trompeur : il porte à croire que la crise est d’abord économique et financière. De sorte que, pour la résoudre, on aurait avant tout besoin de la science des économistes. On aurait tort de le croire. Pour plusieurs raisons. La première est triviale : la science des économistes est au moins aussi versatile que celle du marc de café. La seconde est plus sérieuse : nous ne vivons pas seulement une crise économique et financière, mais aussi politique, écologique, morale, subjective, esthétique, intellectuelle … Ce sont les fondements sur lesquels reposent notre civilisation qui sont atteints. »
« On n’enthousiasme pas un peuple avec un taux de croissance », disait Michel Rocard du temps où il pensait juste. Car c’est bien d’enthousiasme que nous avons aujourd’hui besoin, plus que de toute autre chose !
Et si cet enthousiasme n’avait pas tout à fait déserté le « sujet moderne » ? « Plus croît le péril, plus croît ce qui sauve », disait Hölderlin. Je redonne la parole à Dany-Robert Dufour :

« … je suis bien obligé de constater que la tragique destruction de cet homme nous offre comme une sorte d’opportunité inouïe. Nous nous retrouvons en effet dans une situation exceptionnelle pour la pensée. Tout se trouve cul par-dessus tête. Il faut tout reconstruire, à commencer par une nouvelle intelligence critique et une nouvelle compréhension de l’inconscient. Nous sommes en quelque sorte comme Descartes à Amsterdam, en 1631, quelques années avant « Le Discours de la Méthode » : « En cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme excepté moi qui n’exerce la marchandise, chacun y étant tellement attentif à son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne (…) » Descartes , pour être l’homme serein des situations désespérées, est le personnage théorique qu’il nous faut ici : lorsque chacun se sentit contraint à exercer la marchandise, Descartes se vit « jouir d’une liberté entière » ; au summum du doute, il réinventa grâce à ce doute lui-même, l’exercice philosophique le plus cru, celui qui devait fonder une nouvelle certitude. » (4)

Que nous dirait un nouveau Descartes « personnage théorique » de notre époque , repensant l’homme et le monde en ce début de IIIe Millénaire ? Peut-être ceci par la voix de Castoriadis :
« … si l’on considère la situation actuelle , situation non pas de crise mais de décomposition, de délabrement des sociétés occidentales , on se trouve devant une antinomie de première grandeur. La voici : ce qui est requis est immense, va très loin – et les êtres humains, tels qu’ils sont et tels qu’ils sont constamment reproduits par les sociétés occidentales, mais aussi par les autres, en sont immensément éloignés. Qu’est-ce qui est requis ? … ce qui est requis est une nouvelle création imaginaire d’une importance sans pareille dans le passé, une création qui mettrait au centre de la vie humaine d’autres significations que l’expansion de la production et de la consommation, qui poserait des objectifs de vie différents pouvant être reconnus par les êtres humains comme valant la peine. .. Or cette orientation est extrêmement loin de ce que pensent , et peut-être de ce que désirent les humains d’aujourd’hui. Telle est l’immense difficulté à laquelle nous avons à faire face. » (5)
Surmonter cette « immense difficulté » implique d’abord une profonde révolution dans l’éducation des hommes, donc dans les systèmes qui l’instituent tant du point de vue de la forme que du contenu , pour tout dire l’émergence d’un nouvel imaginaire socio-culturel !

6) L’éducation comme nouvel imaginaire instituant
D’où l’importance cruciale de l’éducation comme capable de faire émerger un nouvel imaginaire socio-culturel !
Un nouvel imaginaire qui prendrait appui sur les révolutions scientifiques et culturelles du XXe siècle qui ont littéralement métamorphosé notre pensée, ce que les philosophes appellent le « logos » dans ses trois dimensions fondamentales : le principe d’identité, le principe du tiers exclu, le principe de raison suffisante .
De plus, cette première révolution épistémologique s’est réalisée sur fond d’une deuxième révolution scientifique, la plus grande de tous les temps : la révolution cosmologique qui nous a fait sortir enfin, selon l’expression de Bachelard, des « songeries ancestrales » !
Au commencement de la pensée humaine était « la fable », nous rappelle Etienne Klein dans son livre « Discours sur l’origine de l’univers » (6).
Notre problème est aujourd’hui celui-ci : sur la base des connaissances contemporaines qui ont moins de cent ans d’âge, comment sortir rationnellement de la fable originelle , ce qui nous ferait en même temps sortir des comportements , de l’éthique qu’elle implique inconsciemment ?
Cette situation culturelle radicalement nouvelle est loin d’avoir pénétré les mentalités et les mœurs : pour la plupart de nos contemporains, « le soleil se lève », les corps tombent « parce qu’ils pèsent », les hommes « se reproduisent » et il y aura toujours des guerres « parce qu’il y en a toujours eu » !
Pour la première fois dans l’histoire de la pensée humaine nous serions alors en mesure de formuler une « relativité générale » des cultures et des civilisations à l’image de la « relativité générale » de l’univers que nous révéla le génie d’Albert Einstein ! Car toutes nos cultures et nos civilisations sont construites dans l’ignorance du Grand Récit Cosmique que nous propose depuis moins de cent ans, la science moderne.
C’est ce Grand Récit que Michel Serres rêve de transformer en propédeutique de tous les savoirs et de toutes les cultures dans toutes les Universités du Monde ! Non pas pour les faire disparaître, mais pour les faire entrer en relation critique , en écho, à la lumière des nouvelles Lumières d’un « nouveau savoir » (7) seule façon de triompher vraiment du racisme inhérent aux identités traditionnelles ! On n’est pas ceci ou cela, mais on vient de ceci ou de cela …à partir de « ce verbe nul (le verbe être) qui fit une si belle carrière dans le vide », si nous en croyons Paul Valéry !

« Sortir du maelström, sortir du trou noir où s’involue le groupe, où se raréfie l’espace, où disparaissent les objets, où déçoit le savoir, coûte presque la vie, le crédit, ne pas en sortir va coûter le monde. Pitié pour le monde et non pitié pour moi… Sortir. Appareiller … méditer longuement devant les grands arbres, rien n’est si large que l’espace, rien n’est si commun que la place, sous le soleil, tant que notre soleil ne l’a pas vitrifiée.
Pitié pour le monde, vienne le nouveau savoir
. » (8)
Cette prose poétique de Michel Serres dans un petit livre « Détachement » qui date de septembre 1983 fait écho à la prose plus philosophique de Cornélius Castoriadis dans « La montée de l’insignifiance » (paragraphe « Education, culture, valeurs") .
Les questions fondamentales de la philosophie sont à repenser de fond en comble notamment à travers la crise du système éducatif occidental :
« … le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d’années, dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus : qu’est-ce qui est transmis, et qu’est-ce qui doit être transmis, et d’après quels critères ? Soit : une crise des « programmes » et une crise de ce en vue de quoi ces programmes sont définis. … Mais toutes ces observations demeureraient encore abstraites si on ne les reliait pas à la question que personne n’ose même pas mentionner. Ni élèves ni maîtres ne s’intéressent plus à ce qui se passe à l’école comme telle , l’éducation n’est plus investie comme éducation par les participants. Elle est devenue corvée gagne-pain pour les éducateurs, astreinte ennuyeuse pour les élèves. » (9)
« … l’éducation n’est plus investie comme éducation par les participants… » , c’est à dire ne relie plus les participants (professeurs et élèves) à l’univers social dont ils font partie et qui les attend comme inspirateurs à la fois scientifiques, politiques et plus largement culturels.
L’école « se privatise » de plus en plus et pas seulement au sens socio-économique du terme : elle tend à se réduire à une série de professions spécialisées à l’intérieur de l’enceinte scolaire alors que son champ véritable est la société toute entière !
Les instituteurs de Jules Ferry l’avaient bien compris qui prolongeaient bien souvent leur métier d’instituteurs des enfants du peuple en instituteurs du peuple dans les secrétariats de mairie par exemple ou les sections socialistes dont ils étaient bien souvent aussi les principaux animateurs.

Tout ceci est encore repris dans le petit livre de Stéphane Hessel et d’Edgar Morin « Le Chemin de l’espérance » (10)
Ce dernier mot « espérance » sera la conclusion d’un exposé à la fois trop court ( il faudrait plus précisément y analyser bien des formulations un peu trop lapidaires) et trop long ( votre attention si longtemps soutenue relève parfois de l’héroïsme !).
Mais en ce début de Troisième Millénaire qui est aussi le début d’une ère nouvelle de l’Evolution humaine, nous aurons encore le temps de nous retrouver pour complexifier notre réflexion.

Henri CALLAT

Quelques références bibliographiques :

1) Dany-Robert Dufour, « L’art de réduire les têtes », Sur la servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Denoël, 2003
2) Dany-Robert Dufour, op cit, p. 227
3) Stéphane Hessel- Edgar Morin, « Le chemin de l’espérance », Fayard, 2011, pp.26,27
4) Dany-Robert Dufour, op cit, p.250
5) Cornelius Castoriadis, « La montée de l’insignifiance », Seuil, 1996, p. 95
6) Etienne Klein, « Discours sur l’origine de l’univers », Flammarion, 2010
7) Michel Serres, « Détachement », Flammarion, 1983, p. 177
8) Michel Serres, op cit, pp. 18,19
9) Cornelius Castoriadis, op cit, pp. 18,19
10) Stéphane Hessel – Edgar Morin, op cit













































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